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Nasserdine Aït Ouali est docteur en littérature française de l’université Paris 8. En 2007, et en pleine réforme du système éducatif algérien, il a été sollicité par le HCA (Le Haut-Commissariat à l’Amazighité) pour encadrer et former des enseignants de langue amazighe à la pédagogie de projet, une méthode préconisée à l’époque par le ministère de l’Éducation nationale. En 2013, il coordonne et présente un ouvrage de ces enseignants-chercheurs formés à la pédagogie de projet, « De la pédagogie de projet et de l’enseignement de la langue amazighe en Kabylie », paru aux éditions L’Odyssée. En 2015, il publie une étude des romans et nouvelles kabyles dans un ouvrage très intéressant et qui sera, vraisemblablement, utile pour les enseignants et les étudiants dans le sens où le terrain de la critique littéraire amazighe est encore à ses débuts, voire à l’état embryonnaire. Sous le titre « L’écriture romanesque kabyle d’expression berbère », cet ouvrage de 196 pages est paru aux éditions L’Odyssée. Il a accepté de répondre à nos questions.

La Dépêche de Kabylie : Dans l’avant-propos de votre livre (L’écriture romanesque kabyle d’expression berbère), vous avez écrit qu’on ne peut pas encore parler de «Roman kabyle». Pourquoi ?
N.Aït Ouali : Il y a des romans kabyles mais on ne peut pas encore parler de «Roman kabyle» car, cette écriture n’est pas encore arrivée à se constituer une identité. La production romanesque en kabyle se développe lentement. Ce n’est pas avec quelques romans qu’on peut y arriver. D’autant plus que l’écriture romanesque kabyle d’expression berbère se caractérise par des influences diverses : littérature kabyle de tradition orale, littérature française et littérature arabe. Ce qui complexifie encore cette construction identitaire.

Mis à part son insuffisance quantitative, qu’est-ce qui caractérise aussi cette production romanesque ?
Elle se caractérise par des insuffisances au niveau qualitatif pour un certain nombre de récits publiés comme romans ou nouvelles. Ces textes sont «bricolés» à différents niveaux : narratif, poétique, esthétique, etc. Leurs auteurs se contentent le plus souvent de raconter une histoire sans faire d’effort au niveau de l’écriture pour leur donner un minimum de littérarité. Certes, on est dans le récit mais on demeure au seuil de l’écriture romanesque. 
D’autres choses caractérisent cette production au niveau des thématiques, de la poétique, de l’édition ou la réception, entre autre. La quête identitaire (amazighe) collective est prise en charge par les auteurs d’une partie importante des romans et nouvelles. La lutte pour la reconnaissance, l’institution de la langue et la culture amazighes occupe des espaces importants de la production romanesque kabyle d’expression berbère même si on note une diversification thématique au cours des dernières années.
L’écriture romanesque kabyle subit l’influence de l’oralité et de la littérature orale qui continuent de constituer l’essentiel de l’hypo-texte d’origine berbère des romans et nouvelles. Même si on constate l’existence d’une intertextualité dans cette jeune littérature, les références socioculturelles et les dialogues se font essentiellement avec la culture de tradition orale et les littératures étrangères (à la Kabylie). En plus de l’autoédition qui se taille une part importante de la production romanesque, un éditeur public et quelques maisons d’édition privées répondent modestement aux attentes des auteurs et de leurs lecteurs. Mais l’exigence de qualité n’est pas toujours au rendez-vous. Amar Mezdad publie des romans (cinq) depuis trente-deux ans. Il est considéré comme la référence de ce genre dans la littérature kabyle. Le recours à l’autoédition par cet auteur soulève des interrogations quant à la prise en charge éditoriale de ce genre littéraire et à la politique du livre en Algérie (s’il en existe une !). Cela n’est pas sans rapport avec la réception : le lectorat de cette littérature romanesque est en voie de constitution et la critique indispensable à son évolution émerge. 
La littérature kabyle d’expression amazighe a besoin de l’attention et du soutien des pouvoirs publics pour qu’elle se développe rapidement. Il faut rappeler que l’Etat algérien qui a frappé de toutes sortes d’interdits la langue et la culture amazighes, est responsable de leurs difficultés actuelles. Il est de son devoir de «réparer» ses injustices.

Malgré toutes ces insuffisances, la littérature écrite kabyle évolue sans doute, notamment pour le roman et la nouvelle.
Ces genres sont relativement «très jeunes». Le récit qu’on considère comme le premier roman kabyle d’expression berbère est Lwali n wedrar de Belaïd Aït Ali (1946). Ce n’était pas l’intention de l’auteur d’écrire un roman, puisque ce récit a été publié dans Les Cahiers de Belaïd Aït Ali dans la partie «Contes». Ce n’est qu’à partir de 1973 que l’on commence à s’interroger sur son inscription générique avec Paulette Galand-Pernet. On peut dire que Belaïd Aït Ali a été le précurseur de ce genre dans la littérature kabyle.
À partir de 1981, avec le premier roman de Rachid Aliche (Asfel), la production romanesque se développera lentement. On peut compter une bonne vingtaine de romans aux qualités littéraires et esthétiques indéniables. En 2015, à plus de deux mois avant la fin de l’année, on a déjà vu la parution de 4 romans (un record !) avec les publications de Amar Mezdad, Aomar Oulamara, Mhand Askeur et Salem Zenia : je ne compte pas les récits courts publiés comme romans.

Pouvez-vous nous dire plus au sujet de ces publications ?
Depuis une vingtaine d’années, des récits plus ou moins courts sont publiés comme des romans. Certains sont dénués du minimum poétique et esthétique nécessaire pour faire une œuvre littéraire. 
On constate dans certaines publications des artifices pour multiplier le nombre de pages : format réduit du livre, marges plus importantes que nécessaire, usage de polices de caractères de grande taille et interlignes plus grands. On peut ainsi allonger artificiellement un récit de 50 pages pour en faire un livre de 100 pages ou plus ! Cela dénote que les auteurs et éditeurs de ces récits (qui se partagent la responsabilité de cette anomalie éditoriale) sont conscients que ces ouvrages ont des problèmes avec les usages universels de l’écriture de romans.

Qu’en est-il de la nouvelle ?
Ce genre est investi par plus d’auteurs que le roman avec lequel il partage des insuffisances au niveau poétique et esthétique. Etant un récit court, la nouvelle ne nécessite pas autant d’investissement psychologique que le roman qui a besoin de beaucoup plus de temps pour sa conception et réalisation. Et cela encourage beaucoup de candidats à l’écriture et à la publication. Cet «afflux» relatif d’écrivains, conjugué à une insuffisance de la critique littéraire, a comme conséquence la parution de beaucoup de nouvelles qui se situent quasiment au niveau du «degré zéro de l’écriture littéraire». Cette production (comme celle de romans de même qualité) doit représenter une étape dans le développement de cette très jeune littérature et la construction de son identité.
On peut noter que pour ce genre, contrairement au roman, de plus en plus de femmes publient leurs récits.

Que représente la production féminine dans cette écriture romanesque ?
Pour la nouvelle, les femmes occupent de plus en plus d’espace. D’un point de vue qualitatif, elles partagent les succès et les insuffisances de leurs collègues masculins.
Pour ce qui est du roman, un seul récit a vu le jour. Son auteur, Lynda Koudache, qui s’apprête à publier son deuxième roman. La qualité de l’écriture de Lynda Koudache, son abnégation et une bonne réception de ses publications, encourageront sans doute d’autres femmes qui écrivent en tamazight à affronter l’étape de l’édition.

D’après cet état des lieux, on comprend que des conditions minimales sont nécessaires pour espérer un bel avenir à la littérature kabyle, peux-tu nous donner votre point de vue, à ce sujet, en guise de conclusion ?
Comme la littérature romanesque kabyle est très jeune, elle a besoin de beaucoup d’attention, de «soins» et d’accompagnement. Pour évoluer, elle a, surtout, besoin d’un engagement fort et permanent des écrivains et des lecteurs, ainsi que de celui des éditeurs et distributeurs qui ont une conscience identitaire amazighe. Il est du devoir, aussi, des pouvoirs publics de promouvoir cette littérature. Malgré toutes les difficultés et obstacles qu’elle rencontre, je suis optimiste quant à l’avenir de notre littérature amazighe.

 

Entretien réalisé par Hocine.M ( la depeche de la kabylie)

 

Tag(s) : #CULTURE
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