Depuis quelques mois, Noureddine Boukrouh multiplie les contributions pour dénoncer la situation du pays après le quatrième mandat de Ab delaziz Bouteflika. Dans cet interview, il revient sur les motivations qui l’ont poussé à s’exprimer de manière aussi tranchée.
Depuis 2011 et après une longue absence, vous avez repris votre plume pour vous exprimer sur les problèmes qui concernent autant l’Algérie que la région en général. Qu’avez-vous fait entre 2005 et 2011 ?
Effectivement, je n’ai rien publié dans la presse nationale entre 1999 et 2011, année du déclenchement des révolutions arabes que j’ai accompagnées en les commentant dans une bonne cinquantaine de contributions.
De décembre 1999 à avril 2005, je ne pouvais pas m’exprimer sur la politique nationale ou les évènements internationaux, car cela étant incompatible avec des fonctions officielles.
Je m’acquittais de mes tâches au sein du gouvernement et faisais même des «extras», puisqu’il m’arrivait de représenter le Président dans des manifestations internationales et de rédiger à sa demande des discours qu’il devait prononcer à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Une bonne vingtaine, je crois, car il aimait bien mon style.
Après ma sortie du gouvernement, je me suis rendu aux Etats-Unis pour récupérer auprès de la famille (de Malek) Bennabi un lot de documents et de manuscrits inédits qui n’ont pas été ouverts depuis sa mort et qui m’ont servi à finaliser un grand travail sur lui (L’islam sans l’islamisme : vie et pensée de Malek Bennabi, dont la préface a été signée par sa fille et l’introduction par un professeur d’université américain.
Ce legs m’a permis aussi d’offrir aux Algériens les Mémoires de Malek Bennabi au grand complet sous le titre Mémoires d’un témoin du siècle : l’Enfant, l’Etudiant, l’Ecrivain, les Carnets, en 2007. Seule la première partie en français (l’Enfant) et la deuxième partie en arabe (l’Etudiant) étaient connues d’un public restreint, car la première n’a pas été rééditée depuis 1965 et la seconde est sortie à Damas en 1970.
Je me suis ensuite consacré à mes propres écrits de 1970 à 2012 que j’ai regroupés en deux volumes, l’un traitant de l’islam (Que faire de l’islam ?) et l’autre de l’Algérie et des révolutions arabes (Réformer peuple et pouvoir). J’ai aussi voyagé en Corée du Sud et dans quelques pays arabes et européens.
Lorsque les révolutions arabes ont éclaté, j’ai réagi comme en 1979, quand je me suis rendu en Iran pour vivre de l’intérieur la révolution, et en 1980 en Turquie juste après le coup d’Etat. En 2011, il n’y avait pas lieu de se déplacer, car les révolutions se déroulaient dans plusieurs pays en même temps et les chaînes TV les retransmettaient en direct.
Il fallait juste bien analyser, ce qui m’a incité à exhumer quelques idées qui couvaient en moi depuis les années 1970 sur la thématique de la réforme de l’islam, étant donné sa profonde intrication avec la politique dans les pays musulmans. On ne modernisera pas les musulmans, et en particulier les Arabes et les Amazighs, si on ne modernise pas l’islam.
C’était prématuré dans les années 1970, il fallait que le contexte évolue, qu’il atteigne le point de rupture pour qu’enfin on réalise que sans une réforme intellectuelle et psychologique sans précédent, les Arabes et les Amazighs resteraient les derniers, en queue de peloton. J’ai alors publié, à titre de test, une quinzaine de contributions sur le sujet, en arabe et en français, dans les médias algériens qui ont suscité des remous dans les milieux islamiques.
Ces écrits ont été publiés l’an dernier sous forme d’un livre en français La nécessaire rénovation de l’islam et d’un autre en arabe Hatmiyattajdid al islam. Enfin, j’ai publié, l’an dernier, en arabe Jawharfikr Malek Bennabi en deux volumes. Avec ça, j’en aurai fini avec la mise à disposition du public de la pensée bennabienne.
Depuis 2014, vos écrits se sont concentrés sur la situation politique en Algérie. Vous vous en prenez frontalement au système Bouteflika. Qu’est-ce qui vous motive ?
Avant 2014 il y a 2013, année où j’ai publié un article au mois de juin sur la maladie du Président qui était encore en soins à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce. Une campagne pour sa destitution pour cause de maladie battait son plein dans le pays, et un des ténors de l’analyse politique, Chafik Mesbah, polarisait l’attention avec une théorie de la transition assortie de propositions opérationnelles passant par la destitution du Président que je trouvais aussi illégale que farfelue.
J’ai alors rédigé un article sous le titre de «Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ?», où je démontais son argumentaire et suggérais une autre démarche, car nous étions à dix mois de la fin du troisième mandat et une commission nommée par le Président avant son accident était déjà à l’œuvre sur le chantier de la réforme de la Constitution. C’est le seul article que j’ai écrit en 2013.
C’est pour vous dire que je n’avais rien contre le Président, que je ne développais aucune obsession ou vindicte contre lui, et que je l’ai défendu dans cet article et dans des émissions TV, notamment sur Ennahar TV.
Pour avoir fait partie de son gouvernement pendant plus de cinq ans et avoir eu le loisir de l’observer, l’étudier, l’analyser et même le pratiquer, je connaissais son attachement au pouvoir, mais pas au point qu’il mettrait sa personne sur un plateau de la balance et toute l’Algérie sur l’autre. Lorsque, en mars 2014, il fit connaître son intention de se présenter à un quatrième mandat dans l’état où il était, il n’était plus à mes yeux un homme malade physiquement mais, plus grave encore, mentalement. Du jour où il a proclamé sa candidature à aujourd’hui, j’ai publié une cinquantaine de contributions rien que sur lui et le quatrième mandat.
Ce qui me motive ? Je vous l’ai prouvé j’espère. Non pas une haine recuite contre lui ou une envie de le remplacer, comme s’illusionnent certains sur eux-mêmes, mais ce qui est devenu en moi une révulsion pour ce que symbolise désormais cet homme aux yeux des Algériens conscients et du monde qui nous observe : rester au pouvoir comme un obsédé agrippé à quelque chose qu’il ne lâchera qu’une fois mort. Un peu comme Harpagon avec sa cassette dans L’Avare de Molière.
Cet homme n’a plus ses esprits, ce qui lui reste de vie physique et d’activité cérébrale est investi en totalité dans la soupçonnite, le «twasswis», la méfiance systématique, la surveillance sur sa gauche, sa droite, derrière, devant, dessous, dessus, si quelque chose ou quelqu’un est susceptible de nourrir l’intention de lui arracher le sceptre, le sceau présidentiel, le titre et la fonction. Il n’a confiance qu’en son frère et en quelques personnages placés à la tête des institutions qui comptent à ses yeux. Peu lui importe notre sort, notre avenir, notre dignité parmi les nations, et cela est inacceptable, injuste, immoral, suicidaire…
Certains, dans le pouvoir, vous accusent de vouloir reproduire le scénario de l’été 1998. Etes-vous dans le même état d’esprit qu’il y a 19 ans ?
Mon état d’esprit n’a pas varié, il est le même depuis mon adolescence, depuis que j’ai commencé à critiquer le système politique algérien en 1971 avec des articles portant des titres comme «Le bon, la presse et le truand», «L’art de détruire», «La poule aux œufs d’or», «Psychologie des alpinistes» et d’autres. Quant à ceux à qui vous faites allusion, ce sont des mercenaires qui rappellent les frères Dalton.
S’ils étaient doués de la moindre intelligence, du plus simple bon sens, s’ils connaissaient la nature du pouvoir algérien et la presse indépendante, ils comprendraient qu’ils colportent des imbécillités qui ont pris les apparences de la vérité dans leur esprit débile à force de répétition et d’autosuggestion, car on ne fait pas tomber un pouvoir avec quelques articles et des interviews.
J’ai eu beau répondre à cette question depuis vingt ans, c’est chaque fois rebelote. «Plus c’est gros, mieux ça passe», disait Goebbels. Personne n’a eu l’idée de réfléchir sur la vraisemblance de cette rumeur devenue une légende, puis un fait établi de l’histoire moderne algérienne. Tout le monde m’accuse d’avoir joué un rôle dans le départ de Zeroual et de Betchine, sauf… les intéressés eux-mêmes. Ils sont encore en vie. Qu’en sera-t-il après leur mort ?
Vous êtes journaliste. Si j’avais joué ce rôle, cela implique que j’avais à ma botte l’ensemble de la presse qui m’avait publié. D’où tirerais-je un tel pouvoir ? Quel était l’intérêt de la presse à me laisser me servir d’elle pour faire tomber le président de la République ? A moins de supposer qu’elle était mon complice ou mon «manipulateur»… A l’époque, on racontait que j’étais soutenu par les généraux Lamari et Toufik… Et aujourd’hui ?
Des voix dans le pouvoir commencent déjà à monter au créneau. Des histoires vous concernant sont colportées dans certains médias. N’avez-vous pas peur ?
Peur de quoi ? De qui ? Quelles histoires ? Pourquoi sortiraient-elles aujourd’hui plutôt qu’en leur temps ? Pour me faire du chantage ? Pour me faire taire ? Pour me distraire de mon travail politique ? Pour me faire peur ? Il n’y a que des voyous et des bandits pour raisonner et agir de la sorte, pour utiliser des méthodes aussi viles et aussi lâches.
Je sais qu’ils peuvent inventer ce qu’ils veulent, car ils ont peur de l’élan qui est en train de se former dans le pays grâce, notamment, à mes écrits. Ils peuvent aller jusqu’aux moyens extrêmes, mais je ne répondrai à aucune provocation et continuerai de réfléchir, d’écrire, de publier et d’agir pour combattre la mafia qui s’est emparée du pouvoir et utilise les moyens de l’Etat contre quiconque se dresse sur son chemin, le chemin du cinquième mandat ou de la succession héréditaire.
Beaucoup d’Algériens, dont des politiques et des personnalités, appellent à une élection présidentielle anticipée. S’agit-il d’une solution, selon vous ?
Les appréciations de la solution sont nombreuses et diverses, et c’est pour cela qu’aucune ne s’est réalisée depuis l’indépendance à ce jour. Aucune ne couvre en entier le champ du problème auquel elle veut remédier. Il faut qu’il y en ait une seule : une seule et unique évaluation de la situation, débouchant sur une seule et unique solution, exécutée comme un mouvement d’ensemble. Nous sommes en présence d’un cas d’école, d’un cas pratique où l’on peut effectivement dire que l’histoire se répète.
Nous sommes dans la situation des Algériens en 1953, à la veille de la formation du Comité révolutionnaire pour l’unité et l’action (CRUA). Les partis politiques du mouvement national et les leaders politiques étaient des concurrents, voire adversaires les uns des autres, oubliant le colonialisme. C’est de ce blocage qu’est née l’idée du CRUA et, un an plus tard, un «front» trans-partisan était proclamé en vue de la réalisation d’un objectif unique : la reconquête de la souveraineté nationale.
Il faut s’inspirer de notre histoire tout en évitant les erreurs commises par nos aînés : les divisions ne mènent nulle part quand tout le monde souffre de la même chose. Hier, c’était le colonialisme, aujourd’hui, c’est le despotisme d’une mafia qui s’est emparé du pouvoir en se cachant dans l’ombre d’un homme malade. L’épisode Tebboune a révélé au monde que la maladie mentale n’était pas une vue de l’esprit, car un Président en possession de ses facultés ne procède pas comme ce qu’on a vu le mois dernier. Pour moi, c’est le grand tournant.
Une de vos contributions ayant le plus fait polémique est celle où vous parlez de l’armée que vous accusez de se mettre «au service d’un homme». Que faut-il demander aujourd’hui à l’institution militaire ?
J’ai dit dans cet écrit qu’il n’y avait pas que le coup de force pour dénouer une crise, mais que, conformément à nos traditions ancestrales et aux vertus du dialogue dont s’inspire notre diplomatie (à la manière des anciennes «tadjmâat»), certaines voix pourraient s’élever pour faire entendre raison au Président et le libérer de l’influence qu’exerce sur lui un groupe de personnes qu’on a vu à l’œuvre le mois dernier, lors de l’affrontement entre Tebboune et Haddad. Si cela a pu se produire, il faut s’attendre à n’importe quoi d’autre, y compris d’ordonner de tirer sur le peuple en cas de troubles.
Est-ce qu’il y a des initiatives visant à traduire, dans les faits, les idées que vous développez ?
Je n’en sais rien, mais je n’en vois aucune.
En ce qui me concerne, j’en ai annoncé une et j’y travaille. Nous sommes devant le défi de conquérir notre souveraineté populaire, notre souveraineté citoyenne, et une telle cause implique la plus large mobilisation et participation possible, car notre société est encore largement dépolitisée et fataliste. Il ne faut pas appeler le peuple à se soulever, mais à se réveiller, à ouvrir les yeux sur les dangers auxquels il est exposé par un groupe de personnes irresponsables.
Faut-il attendre que le mal se produise pour réagir, ou faut-il prendre les devants et agir avant que le mal n’arrive ? L’action se prépare, la réaction s’improvise. Mais les résultats de l’une et de l’autre ne sont pas les mêmes, ils peuvent même aller à l’encontre de ce qu’on souhaite. Les conséquences du soulèvement d’Octobre 1988 sont encore sous les yeux : la réaction de révolte ayant pris la place d’une action préparée dont les conditions n’étaient de toute façon pas réunies, il s’en est suivi un engrenage incontrôlable qui nous a conduits à la situation d’aujourd’hui.
L’Algérie est dans un état moral, économique et social pire que celui qui prévalait à la veille d’Octobre 1988. Moralement, parce qu’elle assiste impuissante à la déliquescence de l’Etat, comme cela n’était jamais arrivé avec un président détenteur de tous les pouvoirs mais malade, absent et ayant peut-être perdu la raison à en juger par les derniers événements.
Economiquement, parce que la richesse nationale est détournée au profit d’affairistes qui narguent la nation et se sont insinués dans les mécanismes de prise de décision au Parlement et à la présidence de la République.
Socialement, parce que la réduction des recettes pétrolières ne permet plus d’acheter la paix sociale, alors des mesures dures devront être nécessairement prises, elles feront monter en flèche l’inflation, détruiront la valeur du dinar et appauvriront tous les Algériens, à l’exception de la minorité constituée par des hommes politiques au pouvoir et des affairistes prédateurs qui s’enfuiront à l’étranger où ils ont placé de quoi vivre eux et leur descendance pendant mille ans. A l’extérieur, nos frontières sont menacées et Daech est désormais dans nos murs, comme on vient de le voir à Constantine et Tiaret.
Que faire devant cette situation qui dure depuis avril 2013 et que, du côté du pouvoir, on veut encore faire durer en préparant le prochain mandat ? Si le Président reste en vie, ce sera lui, sinon ce sera un des leurs issu de l’alliance entre la politique et l’argent sale qu’ils ont formée.
Il faut refuser ces deux options nuisibles à l’avenir du pays.
L’espoir c’est comme le blé, il ne pousse que si on l’a semé. Nous devons le créer, le produire, le fabriquer, le faire passer du stade du souhait, du désir, du rêve, à celui de l’action, de la réalité et du changement systémique.
Ali Boukhlef (Source Elwatan)