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Des œuvres d’art où apparaissent clairement en relief et en creux tous les éléments fondamentaux de la situation nationale présente.

Dans la formidable poussée populaire qui irrigue en ce moment l’Algérie d’une volonté profonde de changement, tout autre sujet passe à la trappe de l’actualité. Quand le sort du pays est en jeu, il est certain qu’il est difficile de s’intéresser à autre chose, y compris dans l’accomplissement des gestes les plus banals.

Ce que nous vivons à l’échelle de tout le pays finit par nous obséder et accaparer les moindres recoins de notre conscience. A ce niveau extrême de concentration sur le présent, dans un état élevé d’émotion où se mêlent l’espoir et l’inquiétude, la colère et la joie, l’indignation et l’estime de soi, certaines images du passé parviennent à se frayer un chemin pour nous reconnecter à notre mémoire et réveiller des souvenirs de manière quasi-lancinante.

C’est ce qu’il m’est arrivé sans que je sache d’abord de quoi il s’agissait, un peu comme un mot ou un nom que l’on a au bout de la langue et qui active une fonction de recherche qui ne veut pas s’éteindre dans notre cerveau. Devant le spectacle extraordinaire de ce vendredi 22 février qui ne manquait ni de surprise, de mouvement, de couleurs et de sons, une réminiscence flottait en moi, exaspérante de flou. Il a fallu le vendredi 1er mars pour qu’elle s’éclaire. Et j’ai revu alors défiler sous mon regard intérieur, la représentation de la pièce Hafila tassir (Et vogue l’autobus) au Théâtre national algérien.

Une pièce remarquable

C’était en 1985 et le déjà brillant metteur en scène, Ziani Chérif Ayad, montait cette adaptation d’une nouvelle de l’écrivain égyptien, Ihsan Abdel Qodous (1919-1990), auteur d’une soixantaine d’œuvres. En 1970, avait paru à Alger le recueil Le voleur d’autobus et autres nouvelles (SNED), traduites en français par le professeur agrégé d’arabe, Abdallah Mazouni, intellectuel de premier plan qui enseignait au lycée El Mokrani. La découverte de l’auteur égyptien avait aussi entraîné l’intérêt des gens de scène et d’écran, sachant que le travail d’Ihsan Abdel Qodous a été souvent adapté dans son pays au théâtre et au cinéma.

C’est le dramaturge algérien, Boubekeur Makhoukh (1954-1998), qui adapta Le voleur d’autobus joué la première fois en monologue par le comédien du TR Annaba, Toufik Mimiche, mort sur scène en 2010 alors qu’il répétait une pièce intitulée Vie reportée ! Quand Ziani Chérif Ayad reprend la pièce quelques mois plus tard, sa distribution s’appuie sur un duo de choc : Dalila Halilou, resplendissante de talent, et Azzedine Medjoubi, lequel livrera une performance époustouflante d’énergie, de rythme et d’expressivité. A partir de là, sa notoriété encore modeste prendra une dimension populaire marquée.

Né en 1945 à Azzaba (Skikda), ce fils d’avocat a préféré les planches de la scène aux prétoires de tribunal. Son père le laissera entrer au Conservatoire d’Alger à l’indépendance, mais c’est à la Télévision nationale qu’il choisit d’entamer son parcours artistique. L’univers du petit écran s’avère sans doute trop étriqué pour le beau et bouillonnant jeune homme que d’aucuns ont comparé à l’homme de théâtre français, Gérard Philipe. Il entre au TNA et toujours prêt à s’engager sur les projets qui le passionnent, aimant l’itinérance de son métier, il sera présent à Oran, Saïda, Batna et Béjaïa. Il a fait partie de l’équipe mythique de la troupe indépendante El Qalaâ (La Citadelle) créée en 1989 avec Sonia Mekkiou, M’hamed Benguettaf et Ziani Chérid Ayad.

Ce quatuor d’excellence a osé dire non au formatage bureaucratique, renonçant à la fonctionnarisation pépère et tentant l’expérience d’un art indépendant. Medjoubi connaîtra plusieurs allers-retours au gré de ses inspirations. Il retournera à la RTA, puis au TNA, puis quittera en 1993 El Qalaâ, s’affirmant aussi comme metteur en scène. Il monte alors pour le TR Batna la pièce Le Monde des insectes primée au Festival de Carthage. Il devient ensuite directeur de ce théâtre puis de celui de Bejaïa, puis en 1994, du Théâtre national algérien. Il n’aura jamais le temps de mettre en œuvre ses idées.

Le 13 février 1995, sur le trottoir du théâtre, à l’âge de quarante ans, il est assassiné par des terroristes. C’était au lendemain du décès du romancier Rachid Mimouni dans un hôpital parisien. Sinistre doublé que le monde des arts et des lettres n’est pas près d’oublier. Voilà donc près d’un quart de siècle que Azzedine Medjoubi a été volé aux siens et à son public et la commémoration de son décès est passée inaperçue pendant qu’à quelques jours près et à quelques mètres de l’endroit où son corps gisait, défilaient des dizaines de milliers de jeunes qui n’ont pas eu l’occasion de le découvrir mais aussi tant de personnes issues des générations pour lesquelles, de son vivant, il était devenu une icône.

Mais si les hommes et les femmes disparaissent, leurs œuvres peuvent leur survivre. Et celle qui a rendu célèbre Azzedine Medjoubi, Hafila tassir, qu’il a jouée en 1985 puis en 1990, demeure comme un repère précieux de l’histoire récente de l’Algérie. On peut la revoir aujourd’hui sur Internet dans des conditions visuelles et sonores, hélas épouvantables, en tout cas suffisantes pour en connaître le propos.

Le noble miséreux

Medjoubi parvient à incarner de manière hallucinante le sort de ce chauffeur de camion, Chérif Zaouali, obligé de voler un autobus avec ses passagers pour se rendre au chevet de son épouse, Djamila, en train d’agoniser sur un lit d’hôpital. Il n’arrivera jamais à temps, n’accompagnera pas sa bien-aimée dans son trépas, n’assistera pas à son enterrement, ignorant jusqu’au lieu de son inhumation. Il sera arrêté et la pièce se déploie autour de son procès dans un délire haletant où défilent toutes les aberrations et injustices en cours dans le pays.

Dans sa défense, Chérif Zaouali s’empêtre de manière faussement maladroite : «Tout cela est dû à une explosion démocratique, Monsieur le juge, non pardon, je voulais dire démographique…» Il raconte comment, à l’indépendance, son père avait obéi aux ordres de ne pas acheter leurs biens aux Français ni à les occuper illégalement quand y compris ceux qui étaient chargés d’appliquer ces ordres cassaient les portes des villas et appartements pour les accaparer. Il raconte aussi son excursion dans «la Cité supérieure où n’habitent bien sûr que des supérieurs». Là, son esprit semble s’égarer et il affirme y avoir assisté à une réception luxueuse réservée à des chiens dansant même le tango, concluant avec amertume et envie : «Ah ! Si je pouvais devenir le chien de quelqu’un d’important !»

A un autre moment, alors que sa diatribe s’intensifie, il se cabre contre les remontrances du juge : «Je parle, je parle et je veux parler encore ! Si je ne parle pas au tribunal, où voulez-vous que je parle ?» Le tonnerre d’applaudissements en provenance de la salle renseigne sur la sensibilité de la question dans la société. Il dénonce également l’utilisation intéressée du nationalisme, demandant ironiquement : «L’amour de la patrie serait-il donc revenu à la mode ?» Makhoukh à l’adaptation, Ziani Chérif à la mise en scène et le duo Medjoubi-Halilou en jeu ont enfanté là d’une version algérienne remarquable de l’œuvre. Truffée d’allusions comprises au quart de tour par les spectateurs, menée à un rythme qui ne tolère aucune baisse d’attention, plantée dans un décor moderne qui compense la modicité des moyens par une ingéniosité technique et scénographique efficace, Hafila tassir est une pièce-maîtresse du théâtre algérien.

En la revoyant aujourd’hui, même dans des conditions médiocres de vision, on ne peut que constater son étonnante actualité et sa coïncidence thématique avec le mouvement populaire en cours. Le personnage principal, Chérif Zaouali – littéralement le «noble miséreux» –  semble sorti d’une marche menée hier ou vendredi dernier où plusieurs des manifestants parlent des «zaoualiya». Et, de la même manière que dans la pièce, on comprend qu’il ne s’agit pas d’une revendication centrée sur les conditions sociales mais d’un mouvement qui aspire avant tout à une jouissance de la liberté et de la dignité.

Hafila tassir fait partie de ces pièces saillantes et durables, à l’image de Babour ghraq (Le bateau a coulé) de Slimane Benaïssa, conçue en 1983, jouée en 1988 et reprise près de 35 ans après en engrangeant sans aucun changement le même succès populaire et gagnant parmi ses nouveaux spectateurs les générations qui ne l’ont pas vue naître en son temps. Si Hafila tassir était montrée en ce moment, gageons qu’elle connaîtrait le même type de réception, et gageons de même que l’admirable pièce Torchaka (2016) de Ahmed Rezzak, si elle devait être rejouée vingt ans plus tard dans une Algérie qui n’aurait pas fondamentalement changé – à Dieu ne plaise – susciterait le même effet d’actualité.

Art et politique

On peut en effet penser que la pérennité d’une œuvre dépend de l’immobilité historique de son sujet. Il y a indéniablement de cela pour Hafila tassir et Babour ghraq puisque nous ne disposons pas du même recul pour Torchaka. Au-delà des détails et des formes liées à l’actualité, c’est parce que le fond des choses n’a pas évolué dans le pays que la rue s’est remplie d’indignation et de colère (et d’ailleurs plus d’indignation que de colère) et qu’en conséquence, puisque ce que dénonçaient ces deux pièces est demeuré peu changé, elles peuvent jouir d’une telle longévité des significations.

Elles nous suggèrent combien l’immobilisme du pouvoir et de la société a été lourd, long et profond et, à ce titre, elles sont des indicateurs précieux et éloquents des manques d’évolution. Mais elles nous montrent également que la crise que nous vivons est bien plus ancienne qu’une série de mandats présidentiels qui n’a fait que la cristalliser et l’aggraver quand le monde connaissait une révolution économique et surtout technologique et communicationnelle, plus ressentie et vécue par les jeunes générations.

Ce que ces deux pièces mettent en scène porte sur une profondeur historique qui remonte au moins à l’indépendance, bien plus pour Babour ghraq, dont le fameux monologue final débute à l’Antiquité du pays. Elles montrent aussi que ce qui se pose aujourd’hui était déjà posé auparavant dans des formes différentes mais avec un noyau identique. Là se situe un des versants de l’art qui doit se garder d’être politicien mais est fondamentalement politique, les autres étant de produire de l’imaginaire et de l’esthétique à même de captiver et d’assurer une permanence de l’œuvre.

L’art permet aussi de marquer les époques et, lorsqu’il est bien conçu et mené, il peut jouir d’une permanence en mesure d’acter les changements ou les pesanteurs, voire de prendre de nouvelles significations dans de nouveaux contextes ou événements. On doit au moins, s’agissant du théâtre, citer aussi le travail de Abdelkader Alloula, dont la fameuse pièce, El Adjouad (Les Généreux), va être donnée ces jours-ci à Oran et dont nous serions curieux de découvrir la réception par le public en ce moment historique. Ce rôle de témoin dénonciateur, qui parfois aussi a sombré dans une instrumentalisation banale des expressions au service d’un discours sans esthétique, l’art algérien s’est toujours efforcé de l’assurer en dépit des nombreuses contraintes et des difficultés dans un environnement culturel marqué par la prééminence des ressources étatiques qui peut s’avérer tantôt un bien et tantôt une calamité au gré des conjonctures.

Descendez de votre mépris

On retrouve aussi au cinéma des œuvres profondément marquantes d’une étape ou d’une autre de l’histoire récente de notre pays. C’est le cas notamment du film Omar Gatlato (1977) de Merzak Allouache, une des premières œuvres à avoir posé les termes profonds de la crise économique et sociétale qui se profilait déjà et dont nous retrouvons aujourd’hui dans la rue les conséquences non traitées car ignorées ou méprisées des pouvoirs publics. Plusieurs autres fictions cinématographiques, de même que des œuvres documentaires, anciennes ou plus récentes, ont contribué à fournir des éléments remarquables de connaissance de notre pays et de sa société.

Il n’appartient sans doute pas à l’art de produire de la sociologie, cette discipline qui a été quasiment étouffée dans l’université algérienne, à l’instar de toutes les sciences humaines. Mais le théâtre et le cinéma, de par leur puissance d’impact, peuvent jouer un rôle appréciable dans l’évolution des sociétés en pointant leurs contradictions. Si nous n’avons pas eu plus de Omar Gatlato, c’est justement parce que le principal financier, l’Etat, préférait ne pas voir ces contradictions avant qu’il ne découvre qu’il pouvait se le permettre en évitant de diffuser largement les films, ce qu’il a réussi à faire passivement, en laissant s’effondrer le réseau de distribution.

La littérature, elle aussi, a produit des œuvres que l’on peut apprécier ou non mais qui demeurent des marqueurs de notre histoire récente. Entre La Répudiation (1969) de Rachid Boudjedra, L’As (1974) de Tahar Ouettar, La fin d’hier (1974) d’Abdelhamid Benhedouga, Le fleuve détourné (1982) de Rachid Mimouni ou Les Vigiles (1991) de Tahar Djaout, pour ne citer que ces titres, on peut voir que le roman algérien n’a globalement pas manqué ses rendez-vous avec l’histoire.

Idem pour d’autres disciplines (peinture, musique, bande dessiné…) où apparaissent clairement en relief et en creux tous les éléments fondamentaux de la situation présente, à l’image du chef-d’œuvre Sobhane Allah ya l’tif chanté par Cheikh El Anka sur un poème de Mustapha Toumi, lequel déclarera plus tard dans ces colonnes : «Tout ce que je dis dans la chanson est arrivé. (…) J’avais prévenu la régression et la régression, on y est en plein dedans.»

A la fin de Hafila tassir, Chérif Zaouali lance : «Monsieur le juge, je n’ai qu’une chose à vous demander. Descendez de vos voitures et prenez le bus !» L’invitation peut paraître populiste mais, ramenée à son dessein symbolique, elle est lourde de sens et, au moment-même de ce troisième vendredi de révolte, elle pourrait signifier : «Descendez de votre mépris et allez voir, lire ou entendre ces œuvres qui annonçaient l’évidence de ce qui se passe aujourd’hui.

Meziane Ferhani (Source El-watan)

 

 

Tag(s) : #CULTURE
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