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A Djamila Bouhired, à toutes les Algériennes vendreditistes, à Lakhdar Bouregâa.

Il y a 34 ans, le 1er décembre 1985, disparaissait M’hamed Issiakhem. Aujourd’hui, il aurait eu 91 ans. Il repose à Dar El Alia. Il y a 30 ans, le 28 octobre 1989, disparaissait Kateb Yacine, enterré à Dar El Alia, un 1er novembre. Aujourd’hui, il aurait eu 90 ans.

Vivants, même boitillants, ils marcheraient, chaque vendredi, salueraient au passage Maurice Audin et se reposeraient, le temps de fumer une cigarette, sur les marches de la Grande Poste. Pour les évoquer, j’ai choisi de narrer leur première rencontre au café de la Marine, en basse Casbah.

C’était en 1951. L’Algérie était tendue comme une catapulte. Les militants militaient, la police réprimait, les juges jugeaient, les prisons débordaient, Yacine et M’hamed opéraient leur jonction stratégique. C’était probablement en juillet, probablement à midi, l’heure des soifs zénithales et du début de la longue marche.

Exergue visionnaire de Kateb Yacine.

Dites

Qui livra Alger aux bellâtres

Qui exposa le front des cireurs

Aux gangsters efféminés de Chicago

Qui transforma en femmes de ménage

Les descendantes de la Kahina (…)

Ne croyez pas avoir étouffé La Casbah

Ne croyez pas bâtir sur nos dépouilles votre nouveau monde. (Extrait d’un poème de Kateb, 1951)

Que croulent les prisons

Et que soient honorés les ancêtres

La potence dressée

Sur une île africaine

Ce n’est pas la première que nous renverserons

Debout pour libérer

La vieille Afrique

Au cœur hérissé de

Flèches et de fleurs. (In Alger-républicain 13.9.1950)

M’hamed Issiakhem avait fait un séjour à Milan, en compagnie de ses amis l’écrivain Kateb Yacine et H’rikass, musicien et œnologue aussi infaillible que le libertaire hédoniste Omar Khayann.

Ils étaient invités par les intellectuels et artistes italiens pour une chorale politique, solidaire, à poings levés. C’était en 1958. En Algérie, la guerre était à son paroxysme. Décembre 2018, alors que le peintre est couché dans ses œuvres, il refait le voyage à Milan, ses tableaux l’accompagnent. 1958-2018, soixante ans après, je refais le périple et retrouve leurs traces.

Passé et présent cascadent dans un jeu de présences-absences, de croisements de regards et d’échos de paroles venues d’un temps sans mesure et s’accumule dans les œuvres et dans un présent, qui chaque vendredi commence.

Hier, aujourd’hui, demain saccadent dans un jeu de miroir et de paroles libérées d’une mémoire enroulée dans les mystères de la Femme sauvage, dans les éclats lumineux réfractés par Transparence, dans la voix de cristal de Fayrouz, lancée des hauteurs de Tamgout ou de Jérusalem par la voix de Khadîdja, belle amie des grands soirs chantant l’épopée amazighe et les amours farouches du poète errant Mohand-Û-M’hand.

Absents, Issiakhem et Kateb persistent à nous faire des signes du haut de Dar El Alia, et à nous dire : «Courage, marchez, Novembre et la rue sont à vous, mille compagnons, que vous ne voyez pas, sont à vos côtés, vous êtes la plus forte des multitudes et les renforts arrivent, il est encore temps de renverser l’histoire… à chacun d’entre vous de la narrer dans un immense chant choral. Scandez le mot Liberté à en perdre haleine, et il adviendra, il surgira sur le front de l’ami(e) qui marche, sourit, avance…»

Pour Issiakhem comme pour Kateb, l’art est le grand défi humain. Ils sont tous les deux de précoces et d’ardents libertaires, compagnons de route du Parti communiste algérien, collaborateurs d’Alger républicain. Ils ont compris que l’acte créatif permet de dévoiler l’agonie du colonialisme, de vider la figure brutale du colonisateur, de le démasquer et de saper les bases de sa civilisation.

 

Homme de livres, de peinture et de poésie, l’éditeur milanais Feltrinelli et ses camarades algériens se veulent être libres de l’intérieur, même si le présent du monde capitaliste tyrannise et exploite, réprime et exploite les travailleurs, écrase et humilie les peuples colonisés. Giangacomo Feltrinelli aime l’Algérie, participe à son combat, il lutte, imagine et anticipe : une belle utopie remue dans sa tête, il aimerait que la Sardaigne se soulève et devienne la Cuba de la Méditerranée.

L’Italien et les trois Algériens sont portés par la même ardeur et la même audace émancipatrice, ils font leur métier d’homme et leur métier d’artistes avec la conscience libre des hommes assumant leurs actes. G. Feltrinelli présente les trois Algériens aux artistes et intellectuels italiens solidaires des combattants indépendantistes, parmi eux : Elsa Morante, Elio Vittorini, Alberto Moravia, Salvatore Quasimodo, Pier Paolo Pasolini…

Issiakhem prend conscience qu’il ne voyait que la moitié du monde, l’autre était habitée par des ombres, celles des mères, épouses, sœurs, veuves… La guerre, la révolution, les maquisards, les héros, les suppliciés… étaient affaire d’hommes. Le supplice de Djamila Bouhired provoque en lui un choc émotionnel et une radicale rupture dans sa démarche artistique. Il illustre des revues et des affiches du FLN, avec, notamment, le portrait de Djamila Bouhired, reproduit en affiches, en cartes postales.

Depuis cette date, le regard du peintre a été pour ainsi dire happé par le monde féminin, pas seulement celui des héroïnes, mais de toutes les Mères courage, anonymes et obstinées, qui chaque jour affrontent l’ennemi, reçoivent la gifle et l’injure, mais font un pas de côté et persévèrent dans leur marche et leur résistance. Femmes d’Alger sorties de leurs appartements envahissaient les rues un 11 Décembre 1960, elles brandissent au bout du poing de petits drapeaux cousus à la main, elles avancent vers des cohortes de soldats casqués et armés. Bachir Hadj-Ali leur dédie un chant.

Le 22 février 2019 réitère le 11 décembre 1960, réitère le 17 octobre 1961… Le sens de l’histoire est toujours dans le sens de la marche des peuples.

Quand, comment, où, Yacine et M’hamed se sont-ils rencontrés ?

Rappeler d’abord que se sont Armand Gatti et Choukry Mesli qui ont fait les présentations dans un bistro, rue de la Marine, en basse Casbah. Les deux médiateurs se sont éclipsés. Laissons M’hamed et Yacine nous relater ce sommet à deux.

Chacun des deux acteurs écrit sa version, dit sa réplique, rappelle sa perception de l’autre, rencontré au hasard d’une soif à étancher. Seul Kateb, réflexe de dramaturge, a senti la nécessité de transcrire l’événement dans le respect de la règle trinitaire de temps, de lieu et d’action. Le rappel du nom de l’enseigne est important : pour Kateb comme pour Issiakhem, le Café de la Marine, à Bab El Oued, est un espace algérois mythique, hors sol, hors temps ; un petit théâtre agité et extensif.

Chaque acteur est tête d’affiche et figurant qui, aux heures du midi et du crépuscule, joue son rôle déjà joué la veille et les jours d’avant. Ici règnent le réalisme exubérant et la tchatche pataouète, on passe sans le savoir, sans transition, de la réalité à la fiction, n’importe qui peut accéder à une notoriété de vedette qui s’oubliera dès le rideau baissé, l’ébriété évanouie, la migraine soignée.

Dans ce spectacle brechtien sans précédent, sans avenir et non écrit, Kateb et Issiakhem sont accoudés à un coin du comptoir. Armand Gatti ayant un agenda de rendez-vous chargé s’était éclipsé. Mesli, sans doute mis hors jeu par le rythme insoutenable des libations, avait, à son tour, déclaré forfait. Selon Kateb, ce premier face-à-face fut celui de deux duellistes suspicieux : Yacine introverti et taciturne hésitait à l’engagement direct, M’hamed volubile et excité était prêt à en découdre. Fallait-il chercher la touche décisive, frapper au cœur ou à la bouche, ou prolonger le duel à fleurets mouchetés ou boucler l’affaire en un sprint de «cul sec» ?

Adopter la voie civilisée et attendre que le brouillard alcoolisé fasse baisser les bras et rende pacifiques les deux convives qui se sépareront dès le dernier verre ingurgité ? Quel tempo donner aux échanges entre un manchot furieusement expressionniste et un chétif échevelé et inquiet qui fait gicler des vers éblouissants entre deux rafales d’onomatopées bégayées ? Dramatiser et se lamenter, ironiser et rire, ou banaliser, et vite se fatiguer dans un ennui rédhibitoire, devant un verre vide ou tiédi ?

Les libations se prolongent. Kateb, chômeur, sans éditeur, n’a pas le sou et doit, chaque jour, assurer le maigre couffin qu’attendent ses jeunes sœurs, sa tante et sa cousine. Après le journalisme, à Alger-républicain, il s’est essayé au métier de docker, métier de forçat avec un physique de malingre. Issiakhem, argenté, ouvre ses poches. Les censures se lèvent, les aveux de l’un s’accrochent aux aveux de l’autre. Les silences, les non-dits sont intuitivement décodés. Mon père est mort l’an dernier, dit Yacine.

Il ne nous a laissé que le subtil parfum de ses dettes. J’ai fait un faux voyage à la Mecque, un vrai au Soudan, j’ai visité Tachkent. Il me faut repartir à Paris. Je reviens de Paris, précise M’hamed, j’ai fait la connaissance d’une jeune femme, Georgette Pelcat (surnommée plus tard Pouchkina), nous sommes fiancés. Elle est enceinte, nous allons vivre ensemble. Je travaillerai tout en préparant le concours d’entrée à l’Ecole nationale supérieure de Paris. Si tu le veux, nous partirons ensemble. Ou tu me rejoindras. J’habite un meublé nommé Hôtel de l’Avenir. Quel présage !

Ils commencent par parler de sujets non contagieux, qui ne prêtent pas à polémique, des sujets de sympathie, de solidarité. Chacun est sur ses gardes. Aborder la politique ne leur fait pas peur. Il n’y a pas à proprement parler d’un rapport de force ni de divergences fâcheuses.

On n’est quand même pas des traîtres, des «retournés», des votants en cachette et rémunérés pour le candidat libéral du premier collège. Ce qu’ils craignent, c’est que l’un soit démasqué avant l’autre, en mettant à nu sa désespérance, son côté folie suicidaire. Les pupilles deviennent miroirs, chacun habite l’œil de l’autre. Ils comprennent en même temps qu’ils sont des rescapés, des survivants, des bagnards en fuite.

Des survivants coupables, endettés en monnaie de sang. Les deux, implicitement d’accord, veulent endiguer, peut-être noyer, l’indicible secret qui pèse sur leur âme. Combien de fois Issiakhem reviendra sur ce moment, que le poème calligraphié de Yacine éternise : Tout près du vieux requin / Qu’habitent ses victimes / Près de l’ancêtre entouré d’îles / Gite le secret de l’être / Atroce / Inespéré. Le dernier et fascinant autoportrait (1985) en porte la trace.

Ont-ils vraiment besoin de mots pour se dévoiler ? Qui dira quoi ? Qui interrogera, qui répondra, qui avouera ? Le silence a du sens, pas le déni ou la supercherie. Identifier l’un et l’autre n’a aucune importance ; ils sont jumeaux, des siamois, héros d’une légende oubliée et réincarnée en un Janus imazighen, ancêtre évadé d’une captivité millénaire au cœur du Tassili.

Parler de choses pratiques ou banales n’écarte pas l’intime. Qui es-tu ?, interroge une des deux figures de Janus. Je suis le manchot pyromane et condamné à être peintre… peintre par malédiction, par culpabilité ou par ce qui me reste d’instinct vital, dit l’Autre, l’Abîmé, qui agite une manche vide pour chasser une mouche imaginaire ou égarer une pointe de douleur…

Le 27 juillet 1943, la guerre dévorait le monde. Il n’y avait pas assez de terre et de poussière pour couvrir les morts. Du camp américain de Relizane, j’ai volé une grenade, comme on vole le feu ou une pomme. La grenade ressemblait à une noix. J’ai tiré sur un anneau. La chose a explosé. Des enfants gisaient. J’ai perdu un bras, mon âme et l’amour de ma mère. La terrasse de notre maison était devenue Guernica. J’avais quinze ans, j’avais appris la natation pour un jour traverser des mers. J’ai mis le feu à ma maison…

Chaque jour ma mère pleure à fleur de peau sur les tombes de ses filles et de son petit-fils, mes deux sœurs et mon neveu, innocentes victimes, sacrifiées au nom d’un défi puéril… Sous la manche vide de ma veste, le bruit de la scie mordant l’os ne cesse jamais de grincer, le bras fantôme est greffé sur mon cerveau et envoie des ondes électriques qui irradient mon corps. Et toi, d’où te vient cette fièvre qui court sur ton front comme une araignée affolée ?

Je suis un petit Sidna Moussa sétifien, un Moïse sauvé d’un fleuve de sang, poursuivi par un pharaon habillé comme Tartarin de Tarascon. Un Négro lynché, pendu à une branche, la corde tranchée au dernier moment par un Faulkner ivre. De mes jambes grêles, j’ai couru dans les rues de Sétif, poursuivi par une horde de pyromanes et de mouches. Je suis et veux être poète, enfant j’allais au bord de l’oued et bombardais la lune dans la rivière. J’ai connu le poison du vin et le venin de l’amour fou, j’ai fui l’amante, abandonnée sur la couche de l’adultère et de l’inceste. Je l’ai appelée Nedjma. Je ne pouvais ni rester couché à ses flancs ni aller au lycée apprendre l’algèbre.

Le 8 mai 1945, j’ai couru, égaré, la tête enfoncée dans la foule en désordre, j’étouffais et trébuchais sur des corps désarticulés, râlant ou suppliant. Une foudre cosmique était-elle tombée sur Sétif ? Pris d’une démence soudaine, avais-je mis le feu à la ville ? Ivre des odeurs de sang, de poudre et de fumée âcre, agressé par des essaims d’insectes nécrophages, j’ai couru comme un possédé à travers les rues pour éteindre l’incendie… Des colons, vareuse de chasseur et casque colonial, chassaient le bougnoule, fêtaient l’armistice en brailleurs avinés. Ils m’ont ligoté les poignets et attaché à d’autres prisonniers hagards.

Troupeau de moutons conduit à l’abattoir … J’appelais : Mère où es-tu ? Je ne voyais ni sa silhouette frêle, ni ses nattes noires descendant sur le buste, ni sa mlaya déployée au-dessus de sa tête pour se signaler à moi. Maintenant elle voyage dans les ténèbres, d’un hôpital à l’autre et dans ses pensées… Pour se distraire elle rit, fume des cigarettes et à toute occasion, allume des feux, joue et rit avec les flammes, comme une fillette avec des chiffons, et tente de les étouffer de ses mains nues, insensibles aux brûlures.

D’où viens-tu, camarade éclopé ? demande Yacine, histoire de revenir à terre et de se repérer dans la vaste Numidie perdue. D’un doigt trempé dans un verre de vin, M’hamed dessina sur le comptoir une carte d’Algérie, traça un cercle, forma la lettre R de Relizane, à l’autre bout un second cercle et le S de Sétif, au milieu, le A d’Alger. Tu es bon géographe, approuva Yacine, qui ajouta : nous sommes de bons marathoniens d’avoir fait jonction dans cette ville qui n’est pas tout à fait la nôtre. Pas encore la nôtre !

D’un coup de torchon agacé, le barman essuya le croquis, fit disparaître le territoire. M’hamed, têtu, d’un index décapité et rougi de vin, redessina la carte, en l’étendant à Bône et Constantine, à l’est, et à Oran et Tlemcen, à l’ouest. Le barman, maniaque, prit cette récidive pour un jeu d’ivrognes, effaça de nouveau la carte géographique en appuyant son geste d’une réprimande : ici, les boissons, on les boit, on ne joue pas avec ! M’hamed dit à Yacine : demain je te dessinerai une grande carte d’Algérie. En couleurs !

Notre pays est un mirage, remarqua Yacine d’un ton philosophique, nous le faisons apparaître, d’autres l’escamotent. Connais-tu la Source aux illusions et le Bain des maudits ? Je t’en parlerai quand nous aurons cuvé notre vin et notre amertume.

Ils apprennent à se connaître en voyageant dans les mots. Pas facile de les extirper de la gorge quand ils sont tranchants comme des silex. Les dits et les non-dits se bousculent, des questions brûlent les lèvres : De quel enfer sors-tu, mon frère ? De quel bois ton enfer se nourrit-il ? Aucun des deux ne cherchait chez l’autre des raisons d’espérer.

Qui aurait pu dire : donne-moi un peu de ton optimisme, je te donnerai un peu de mon malheur ? Ils étaient à égalité, armés de la même puissance créatrice, mais si difficile à extirper, à la rendre visible. L’espoir était hors de prix en cette saison de chômage, de famine, d’exil et de bagne. Ils voulaient seulement comprendre ce que dans le monde, notre monde, les désespérait.

Ben Amar Médiéne( Source El-watan)

Tag(s) : #CULTURE
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