Après un premier report de deux jours, le procès des deux anciens Premiers ministres, de ministres et d’hommes d’affaires s’est ouvert hier au tribunal de Sidi M’hamed sous haute protection policière. Les avocats se sont retirés, laissant les prévenus se défendre seuls.
L’ouverture du procès, tenu dans des conditions difficiles à cause notamment de l’exiguïté de la salle d’audience qui ne pouvait contenir le nombre impressionnant de personnes venues pour l’événement — à l’exception du public tenu à l’écart —, a été marquée par le retrait massif des avocats de la défense. Hormis les avocats des parties civiles, les autres ont décidé de boycotter la séance. “Les conditions d’un procès équitable ne sont pas réunies”, indique Abdelaziz Medjdouba, bâtonnier de Blida.
Les dizaines de présents dans la salle d’audience et dans une salle située au rez-de-chaussée du tribunal de Sidi M’hamed, où l’audience était retransmise sur écran, ont pu voir, pour la première fois depuis leur incarcération, les anciens Premiers ministres et ministres et les hommes d’affaires concernés défiler devant le juge. Ahmed Ouyahia, Abdelmalek Sellal et leurs compagnons sont arrivés menottés, une image qui a provoqué de l’émotion chez certains membres des familles des détenus.
Malgré le retrait de leurs avocats, l’ensemble des prévenus ont accepté de répondre aux questions du juge. Stoïque, droit dans ses bottes et l’air serein, Ahmed Ouyahia a été le premier à se présenter à la barre. Hormis les cheveux, plus blancs qu’avant son entrée en prison, et quelques kilos perdus, celui dont le nom symbolise à lui seul les vingt dernières années s’est montré imperturbable. “On dirait qu’il est à l’APN, face aux députés”, plaisante un journaliste. Sur le fond, l’homme a même tenté de déstabiliser le juge. “Comment expliquez-vous que votre femme et votre fils possèdent des entreprises ?” questionne le magistrat. Ouyahia : “Monsieur le juge, vous pouvez vérifier dans vos documents que ni mon fils ni ma femme ne possèdent d’entreprise !” Le juge acquiesce. L’ancien Premier ministre reconnaît que son épouse possédait un magasin et que son fils a créé une entreprise “dans le cadre de l’Ansej” et qu’il en avait informé le président de la République de l’époque.
“Oui, j’ai aidé mon fils comme le ferait n’importe quel autre père”, assumera-t-il. Cette société a été dissoute, selon lui. En dehors de cela, Ouyahia dément s’être enrichi et, même lorsque le juge lui fait remarquer que l’enquête judiciaire a découvert l’existence d’un compte bancaire qui a enregistré un mouvement de 300 millions de dinars (30 milliards de centimes), ne nie rien. Puis, dans un sursaut d’orgueil, l’ancien secrétaire général du RND tente même de retourner la situation en sa faveur : “Oui, ce compte existe et vous êtes témoin, M. le juge, que, malgré les enquêtes et les requêtes, on n’a rien trouvé en mon nom, contrairement à ce qui est colporté partout.” Et d’ajouter : “M. le juge, vous êtes suffisamment intelligent pour comprendre que je ne vais quand même pas mettre de l’argent tiré de la corruption dans un compte bancaire d’une institution publique.” Pour le dossier automobile, Ahmed Ouyahia rappelle qu’au moment de l’attribution des licences d’exploitation, il n’était pas aux affaires. S’il y avait des anomalies de gestion, l’homme rappelle que “cela n’était pas fait pour s’enrichir” et qu’il n’avait “favorisé aucun opérateur”. Interrogé sur l’application du cahier des charges qui régule le secteur de l’investissement, Ahmed Ouyahia rappelle que “même le gouvernement actuel utilise les mêmes lois !”
“Ce n’est pas moi, ce sont les autres !”
L’allure plus fatiguée que celle de son prédécesseur, Abdelmalek Sellal a eu, lui, le verbe hésitant. “Dieu m’est témoin. Je ne me suis jamais enrichi”, s’est-il défendu face au juge, qui lui demandait la provenance de ses biens. Et lorsque le magistrat lui rappelle qu’il n’a jamais déclaré des propriétés et un véhicule de luxe, la réponse de l’ancien Premier ministre a été conforme au style de l’homme. “Je l’ai oubliée, celle-là, parce que je ne conduis même pas de voiture”, a-t-il indiqué. Rires dans la salle. “C’est la parole de la justice”, s’est-il même amusé à répliquer au juge lorsque la voix du muezzin du coin a retenti pour la prière du dohr. En revanche, Sellal s’est défaussé sur Abdelaziz Bouteflika et son frère Saïd, lorsque le juge lui a demandé de justifier les sommes faramineuses retrouvées à la direction de campagne d’Abdelaziz Bouteflika. “Les questions d’argent étaient du ressort de Saïd Bouteflika et de son frère. Moi, je m’occupais uniquement de l’organisation de la campagne”, a-t-il répondu. “Puis, j’ai été chassé quelques jours après ma désignation”, ajoutera-t-il.
L’homme qui a géré le gouvernement durant cinq ans (2012-2017) dit aujourd’hui qu’il ne faisait qu’appliquer “la politique” du chef de l’État. Et même lorsque le juge lui demande d’expliquer pourquoi avoir accordé des concessions dans le domaine de l’automobile à certains hommes d’affaires, Abdelmalek Sellal jette la balle dans le camp de l’ancien ministre de l’Industrie Abdesselam Bouchouareb, aujourd’hui en fuite. “Je m’en suis plaint. Mais personne n’a rien fait”, a-t-il révélé. Il avouera que l’ancien membre du gouvernement n’était pas “maîtrisable”, d’où la décision de revoir le cahier des charges pour l’industrie automobile.
Si Abdelmalek Sellal a chargé l’ancien ministre de l’Industrie, Youcef Yousfi, qui avait occupé ce poste de 2016 à 2017, et qui a comparu dans l’après-midi, estime, lui, que “la signature des concessions” accordées aux constructeurs automobiles “visaient à diversifier l’économie nationale”. Au juge qui lui rappelle que des accords d’investissement ont été donnés alors que les dossiers des investisseurs n’étaient pas complets, le ministre avouera son ignorance des questions juridiques. “Je ne savais pas si c’était légal ou pas. Pour moi, la seule chose importante était de créer de la valeur ajoutée”, a-t-il avoué, tout en niant tout “enrichissement personnel”. “Je ne faisais que signer des dossiers” que lui présentaient ses collaborateurs, précisera-t-il. Une ligne de défense qu’adoptera après lui son successeur, Mahdjoub Bedda, qui n’avait géré le ministère de l’Industrie que durant trois mois (mai-août 2017).
Pourtant, rappelle le juge, “vous avez signé six concessions pour un seul opérateur !” Il parlait du groupe Mazouz : “Oui, mais c’était fait avant moi.” “Et Gloviz groupe, c’est vous qui aviez signé alors que le dossier était incomplet ?” relance le magistrat. “C’est vrai, mais la loi nous autorisait à signer en attendant de compléter le dossier”, a tenté de s’expliquer l’ancien ministre qui nie, lui aussi, tout enrichissement illicite.
L’argent de la campagne ? C’étaient les Bouteflika
En revanche, Abdelghani Zaâlane, interrogé en sa qualité d’ancien directeur de campagne de Bouteflika, a jeté un véritable pavé dans la mare. Tout en jurant qu’il ne “s’est jamais enrichi”, l’ancien ministre des Travaux publics confirme que de grosses sommes d’argent affluaient au profit de l’ancien président. “À mon arrivée, il y avait 75 milliards dans le compte”, dit-il, tout en confirmant que l’homme d’affaires Larbaoui avait donné 20 milliards le 27 février 2019. Mais il ne trouvera rien à dire quand le juge lui rappellera que l’homme d’affaires Mitidji avait remis “10 milliards en espèces” le 3 mars. Les auditions reprendront ce matin avec, notamment, les hommes d’affaires Mohamed Baïri, Hacène Larbaoui et Ali Haddad.
Ali Boukhlef ( Source liberté)