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La source aux jaillissements pluriels

Une source vive dont le murmure et parfois les colères tenaient en éveil la mémoire chancelante d’une génération vouée à l’égarement identitaire. De l’oubli à l’ostracisme, il n’y a qu’un pas et il a été largement franchi par ceux qui proposent aux Algériens une personnalité prothèse, réduisant leur culture à un banal objet de curiosité exotique.

 

L’exemple de Fadhma et de ses enfants Jean El Mouhoub et Marie Louise Taos, en particulier, est révélateur. Ils ont vécu et ils sont morts dans l’exil cardinal, tant celui de l’arrachement physique de l’épicentre originel, où confluent les chants et les youyous de femmes qui, pour déjouer les affres de la faim et de la misère, chantaient et composaient des poèmes, que celui confessionnel, spirituel. Fadhma était chrétienne et cela suffisait à élargir le fossé qui la séparait des siens, de « sa famille humaine » et des « tombes ancestrales qui ne l’abriteront pas », lesquelles d’ailleurs ne les abritent pas, tous les trois. Singulier destin où elle eut à faire face, sa vie durant, à la cruauté de la vie, de la mort qui emportait, l’un après l’autre ses enfants ! « Me voici maigre ; mon teint s’est assombri. Je suis la feuille jaune qui se détache et tombe.

 

 Mes cheveux sont semblables à une toison blanche. Mon sourire s’est flétri sur mes dents effondrées. Et ma vue s’est tant obscurcie. Que je ne puis même distinguer une épine. La mort de mes fils bien aimés a laissé mon cœur meurtri ». Fadhma n’a pas pour autant sacrifié, aux tragédies qui s’acharnaient sur elle, le patrimoine dont elle était porteuse : « Le chant apportait avec lui une réponse à l’inquiétude ; il agissait comme une sorte de massage musical sur l’âme endolorie » (Jean Amrouche in Chants berbères de Kabylie éd Monomotapa Tunis 1939 réédit l’Harmattan Paris 1986.) Fadhma est venue au monde, comme par effraction. Aïni Ath Larbi Ou Saïd, sa mère, était jeune veuve, belle et imprudente. Dans sa propre cour habitait un jeune homme, de la même famille que son défunt mari. Elle l’aimait.

 

Il l’aimait. Et ce qui devait arriver arriva... « La nuit de ma naissance, ma mère était couchée seule avec ses deux petits Mohand et Lamara ; personne auprès d’elle pour l’assistait ou lui porter secours ; elle se délivra seule, et coupa le cordon ombilicale avec ses dents ». Le jeune Kaci nia être le père de l’enfant. Aïni portera plainte contre le père, exigeant la reconnaissance de sa paternité sur Fadhma. Peine perdue, le procès durera trois années et Kaci en sera quitte pour trois cents francs de dommages et intérêts. Aïni trouvera le verdict injuste. Aveuglée par le désespoir, elle plonge sa fille dans une fontaine d’eau glacée pour la noyer. Mais le sentiment maternel triomphe. Vite, elle tire de l’eau l’enfant et la serre fortement à son sein pour la réchauffer. Nonobstant l’austérité des mœurs de l’époque, la mère ne faillit jamais à son devoir. Elle luttait bec et ongles pour protéger sa fille.

 

Enfin, elle apprit qu’aux Ouadhias des Sœurs-blanches accueillaient les petites filles et en prenaient soin. « Un mercredi, jour de marché, ma mère me chargea sur son dos et m’emmena aux Ouadhias. Je me souviens très peu de cette époque. Des images, seulement des images. D’abord celle d’une grande dame habillée de blanc, avec des perles noires. A côté de son chapelet, un autre objet en cordes nouées, sans doute un fouet (…) Mais je vois surtout une image affreuse, celle d’une toute petite fille debout contre le mur d’un couloir. L’enfant est couverte de fange, vêtue d’une robe en toile de sac, une gamelle pleine d’excréments, est pendue à son cou (…) En plus de cette punition, la fille fut fouettée jusqu’au sang. Quand ma mère vint (…) elle trouva encore les traces sur mon corps. Elle passa ses doigts sur toutes les meurtrissures, puis fit appeler la Sœur. Elle lui montra les traces de coups en lui disant : « C’est pour cela que je vous l’ai confiée ?

 

Rendez-moi ma fille ! » La Sœur me déshabilla, m’enleva même la chemise (…) Ma mère me saisit et me jeta sur son dos »* Sans le savoir Fadhma, enfant, apprenait les rudiments de l’errance. Elle ne fut chez elle nulle part. « Etoile secrète » en quête d’une patrie terrestre mais les portes du destin demeuraient obstinément closes. A l’école laïque de Tadert-Oufella, première becquetée de savoir, puis l’hôpital de Aïn El Hammam. Le rêve prémonitoire se réalise : « Je me trouvai dans un ravin profond, l’eau coulait, claire, et des deux côtés, à droite comme à gauche, je voyais deux murailles de glace lisse. J’essayai en vain de grimper le long des murailles. Mes efforts demeuraient vains, je m’étais couchée au bord du ruisseau, attendant la mort, sans doute. Soudain, je vis planer au-dessus de ma tête un oiseau immense aux ailes déployées. Je le vis enfin descendre et me soulever. J’ignore combien de temps je suis restée sur ses ailles.

 

Il survola bien des villages, bien des rivières et me déposa enfin là où se dressait l’hôpital de Michelet avec ses arcades. Alors je me réveillai. Ce n’est que plus tard que j’ai compris mon rêve : c’est dans cet hôpital que devait s’accomplir mon destin ». Belkacem Amrouche d’Ighil Ali, moniteur à l’école de Ouaghzène, descendait souvent à l’hôpital tenir compagnie au portier. Il lui arrivait d’apercevoir depuis le pavillon Fadhma Ath Mansour. Il chargea une vieille femme de prendre langue avec l’élue de son cœur et de lui faire part de son intention de l’épouser. Fadhma lui conseilla par lettre de s’adresser au Père Baldit ; un Père blanc exerçant à l’hôpital, ce que Belkacem fit. Les Sœurs organisèrent une entrevue entre les deux jeunes et leur mariage fut décidé le 15 août 1899. « J’avais 16 ans, le jeune homme 18, nous n’avions pas de logis, pas d’argent, nous ne possédions que notre espérance. Et le Bon Dieu fit le reste : un véritable miracle ».

 

 Fadhma fut baptisée Marguerite le jour même de son mariage le 24 août 1899. Ils seront désormais deux pour le meilleur comme pour le pire. Ils connaîtront le bonheur fragile des humbles et auront beaucoup d’enfants qui porteront à l’instar de leurs parent un prénom chrétien et un prénom Arabe : Paul-Mohand, Jean El-Mouhoub, Louis-Seghir, Marie-Louise-Taos, Noel-Saadi et René-Melik le puîné. « Le sort des Amrouche a été une fuite harcelée, de logis en logis, de havre en asile, toujours précaire. Ils sont toujours chez les autres, étrangers où qu’ils soient.

 

De là vint la hantise de, partout, reconstituer la tribu, porter la tribu à la plante de leurs pieds, faute de l’avoir aux semelles de leurs souliers, parce que des souliers ils n’en avaient pas toujours. » (M. Mammeri « L’imaginaire éclaté de Jean Amrouche » in « Culture savante, Culture vécue » ed Tala Alger 1991) Malgré les coups impitoyables du sort, six deuils presque successifs qui la frappe, Fadhma a su garder l’âme fraîche : « Je peux encore être utile à ma fille, et j’essaie de la consoler un peu. Je voudrais lui laisser le plus de poèmes, de proverbes, de dictons… Ah, elle est si jolie la langue kabyle, combien poétique, harmonieuse, quand on la connaît…Les hommes de chez nous sont si endurants au malheur, si dociles à la volonté de Dieu, mais on ne les comprend vraiment que si on entre dans cette langue qui me fut un réconfort tout au long de mes exils ».

 

 Fadhma a sauvegardé et transmis des pans entiers de la culture orale (Contes, chants, poésie et proverbes) kabyle à ses enfants Jean et Taos qui se sont attelés à les transcrire, à les traduire « Chants berbères de Kabylie » pour Jean et « Le Grain magique » pour Taos. « Certains souffles spirituels, écrivait Jean El Mouhoub, sont plus fragiles qu’un parfum ». Taos s’est mise à l’école de sa mère pour apprendre à chanter dans un ton juste et pour perpétuer l’art des ‘’clairchantants’’ inconnus, dont elle est l’héritière. L’élève fut à la hauteur du maître. Ce qui a fait dire à Malek Haddad : « Par la voix de Taos Amrouche, l’Algérie présente ses lettres de créances au ministère de Dieu et des hommes ». Léopold Sedar Senghor, l’ex-président de la République du Sénégal, poète et chantre de la négritude déclarait à la mort de Taos : « La Mort de madame Taos Amrouche m’a beaucoup affecté.

 

 Je l’ai considéré, en son temps, comme une perte difficilement réparable pour l’Afrique tout entière ». La mère, le fils et la fille, ils sont tous les trois poètes. Ils incarnent l’œuvre de tout un peuple, d’un pays : l’Algérie. Mais, comme l’écrivait Kateb Yacine dans la préface du livre de Fadhma Ath Mansour Amrouche « Histoire de ma vie » (ed Maspero 1968 ; réed Bouchéne 1990), trop de parâtres impénitents et exclusifs y voient qui une offense, qui un accident de l’Histoire, et se démènent pour amputer l’Algérien de son Histoire, l’exiler de sa mémoire ». « A l’homme le plus pauvre. A celui qui va demi-nu sous le soleil et le vent. La pluie ou la neige (…) On ne peut cependant ôter ni son nom, ni la chanson de sa langue natale, ni ses souvenirs, ni ses rêves.

 

 On ne peut l’arracher à sa patrie ni lui arracher sa patrie ». (Jean Amrouche in Le combat algérien). Une allée porte son nom dans la commune de Baillé en Bretagne, alors que chez elle, elle est pratiquement inexistante, le même ostracisme frappe ses enfants Jean el Mouhoub et Taos Amrouche. « Puisse l’Algérie libre ne plus prêter l’oreille aux diviseurs hypocrites qui voudraient faire de tout un tabou et de tout être un intouchable. Et qu’on ne vienne pas me dire : Fadhma était une chrétienne ! Une vraie patrie se doit d’être jalouse de ses enfants, et d’abord de ceux qui, toujours exilés n’ont jamais cessé de vivre pour elle », notait avec une subtile justesse Kateb Yacine dans la préface de “Histoire de ma vie”. Amen !

 

  Par S. Aït Hamouda

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