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PATRIMOINE Sur les pistes du chaâb

C'est désormais un quasi- rite, les soirées du Ramadhan sont aussi et le plus souvent celles du chaâbi, en attestent les programmes de concerts et d'hommages des salles algéroises ou encore les différentes scènes du pays et jamais autant le chaâbi n'aura été au carrefour des fêtes privées et des manifestations publiques. Le signe de cet intérêt aura d'ailleurs été donné par la chaîne nationale Canal Algérie qui avait produit et diffusé une série - «Aux arcanes du chaâbi» - conçue et présentée par l'artiste Réda Doumaz et c'est encore à cette institution que l'on doit la production pionnière d'un documentaire consacré à l'itinéraire de hadj M'hamed El Anka, réalisé par Rachid Baba Aïssa.


Paradoxalement, les sources écrites sur le chaâbi sont plus rares et, à l'examen, on ne dispose pas encore de travaux à la mesure de l'ancrage du genre dans la société algérienne. L'article publié en 1963 par le poète et militant Bachir Hadj Ali dans les colonnes d'Alger républicain continue d'être l'une des premières références pour la recherche. Pour ce natif de la Casbah, proche d'El Anka, le public du chaâbi, facilement entouré de l'aura d'origines sociales précaires et d'une inclination vers la transgression, pouvait importer plus que les corpus mêmes et assurerait une base sociale à son identification. «Par Chaâbi, j'entends beaucoup plus l'auditoire d'El Anka que le caractère populaire de son riche répertoire musical», écrit-il. Le chaâbi langage de classe? Pour séduisante qu'elle puisse être, cette approche ne peut suffire et signale-t-elle surtout le réel déficit des connaissances académiques sur le patrimoine musical national.
Dans le sillage de la mise en place des institutions de l'Etat-nation, au croisement des décennies1960-1970, s'étaient amorcées les premières esquisses de ce qui allait devenir la stratégie patrimoniale des pouvoirs publics qu'allaient notamment illustrer et accompagner la rencontre d'Erriad de décembre 1964 et les travaux du colloque sur la culture nationale de 1968.

Lempreinte d'El Boudali Safir
Sur le terrain cela avait donné l'organisation - et l'enregistrement- des trois Festivals de musique classique algérienne et du premier festival consacré au genre chaâbi en 1969. Pour notable qu'elle avait pu être à l'époque, l'action publique ne fut pas en mesure d'induire des effets d'entraînement de nature à situer le chaâbi, ses origines, ses ancrages historiques et esthétiques. Là encore, et sous réserve de nouvelles indications, est-ce encore du côté du travail inaugural d'El Boudali Safir que porte le regard. Pour rappel, cet auteur aux talents multiples avait alors, en charge des programmes des Elak (Emissions en langue arabe et kabyle de la station d'Alger de la radiodiffusion française, mises en place à la fin des années1940), cinq orchestres dont l'un de chaâbi confié à la direction d'El Anka; sous l'appellation contrôlée d' «orchestre de musique populaire» qui le distinguait en particulier de l'orchestre de musique andalouse des frères Fakhardji.


Il n'est pas envisageable, bien entendu, de proposer une quelconque approche du chaâbi sans référer à ses acteurs, ses territoires, ses textes, son organologie, mais il est tout aussi légitime de se demander si cela suffit pour en rendre compte et, surtout, à le rendre intelligible comme segment d'une évolution d'ensemble de la société algérienne. En l'espèce, s'il est difficile de dater, au sens événementiel, l'avènement du chaâbi - le rapporter aux années 1920, celles de la formation musicale de cheikh Nador, de l'édition des premiers disques en ardoise de M'hamed El Meddah, n'est pas faire violence à l'histoire -, il est possible de le situer dans une des plus décisives séquences de l'histoire de la société algérienne colonisée qui couvre les deux dernières décennies du XIXe siècle et court jusqu'à la fin de la décennie 1920 du XXe siècle.

Une résistance culturelle
Ce bornage n'est ni fortuit ni arbitraire, qui correspond à une lente et sourde accumulation de signes qui attestent de nouvelles modalités de mise en mouvement de la société prenant la suite des résistances armées à l'entreprise coloniale. Dans son étude sur l'émergence des élites modernes, le professeur Djilali Sari relève avec pertinence «la reprise démographique» dans les vieilles médinas dans les deux dernières décennies du XIXe siècle comme un indicateur d'une nouvelle mobilité de la société colonisée et cela en dépit des contraintes du Code de l'indigénat et des mesures restrictives en matière d'enseignement et de justice (1). Met-il ainsi en exergue les premières figures d'une intelligentsia algérienne moderne, le Dr Nekkache, premier médecin musulman, Mohamed Ben Rahal, publiciste bilingue, le Dr Morsly à Constantine? Les observations du professeur Sari recoupent largement celles de Rachid Bencheneb qui s'attache à rappeler la diversité et la cohérence du renouveau des «élites traditionnelles» informées par la culture arabe et l'islam (2).


L'expérience des frères Roudoussi, en plein coeur de la Casbah, au début du XXe siècle, adossée dans un premier temps à la distribution de périodiques, qui allait être au principe de la création de l'imprimerie Etthaâlibya, est l'un des marqueurs de ce renouveau. Les publications de publicistes musulmans - Bencheneb, Bensmaïa, Medjaoui, Benmouhoub - illustrent ce que le sociologue Abdelkader Djeghloul, désignait, dans ses études pionnières sur l'histoire sociale et culturelle de l'Algérie sous domination coloniale, comme «la reprise historique» de son destin par la communauté musulmane (3).


Le Nadi Errachidi de Tlemcen, le cercle Salah Bey de Constantine, l'association musicale citadine El Moutribia d'Alger, le lancement des émissions en langues arabe et kabyle par la station d'Alger de la radiodiffusion française à la fin des années 1920 (4) sont autant d'indicateurs de cette reprise qui trouvera aussi une traduction explicitement politique dans le mouvement des Jeunes Algériens, la création de l'Etoile Nord Africaine, à Paris en 1926, ou l'apparition des premiers journaux d'inspiration algérienne comme El Hak (5) ou El Ikdam. La quête de nouvelles formes d'expression culturelle au sein de la société musulmane, notamment au plan musical ou patrimonial - à l'exemple de la publication de l'ouvrage sur Les trésors enfouis du melhoun - procède de cette dynamique résistancielle et la singularité de ce qui allait s'appeler, de manière sans doute discutable, le chaâbi, sanctionne le caractère inédit d'une reconfiguration identitaire peu prise en considération par les rares travaux disponibles.

Une histoire algérienne
S'il faut donner acte à la dimension pionnière du chaâbi casbaoui, ce serait réduire sa portée et ce qu'il signale de la créativité et de la réactivité de la société algérienne en situation de violente domination - du Code de l'indigénat de 1881 à la loi de la conscription de 1912 entre autres - et notamment de ses capacités à élargir les formes de résistance et de confrontation à l'ordre colonial au champ de la culture. D'une certaine manière il n'est pas faux de tenir que le chaâbi renvoie à la mise en musique d'un différencialisme algérien d'abord ancré dans le socle de l'islam, convoquant une langue adossée à la précarité sociale et en capacité de réguler une acculturation coloniale débridée. Il reste à la recherche de penser, valider l'ensemble des chaînons du chaâbi, leurs trajectoires respectives, leurs connexions possibles et donner enfin sens à ce qui n'est pas réductible à des querelles de préséance. Le chaâbi est une histoire algérienne, une histoire de l'Algérie qui reste à écrire. Sans doute en sait-on suffisamment sur le chaâbi algérois, sur la subversion de cheikh Nador, ses filiations, bifurcations et aussi sur son institution par les intuitions fécondes d'El Boudali Safir sans que, toutefois, ne soit posée la question de savoir si le chaâbi algérois était tout le chaâbi en Algérie et s'il n'était pas nécessaire d'en élargir le champ de l'analyse, notamment par l'identification et le croisement d'autres expériences, d'autres sources. Et si le chaâbi se déclinait à plusieurs voix et si celles de la Casbah, pour des raisons qui demandent encore à être explicitées, en avaient été des aiguillons à la fois par leurs légendes et leur proximité avec la centralité politique et culturelle d'Alger?


Est-ce le processus d'acculturation de migrants - biskris, Jijelis, mais surtout kabyles - en direction d'Alger, ses expressions concrètes dans la Casbah qui appellent encore l'analyse et cela d'autant plus que le registre de l'urbanisation, c'est-à-dire d'intégration à une société sous domination coloniale européenne, se double d'une confrontation-négociation avec les normes, les valeurs spécifiquement algériennes de la citadinité algéroise. De ce point de vue, il est important d'identifier le chaâbi comme «une musique urbaine» par la dynamique migratoire qui la porte et par la complexité des mécanismes qui allaient en faire une «musique de la ville» adossée en somme aux institutions et signes d'une modernité coloniale.

Une musique urbaine
Il appartient aux ethnomusicologues de questionner les fondements de l'invention du chaâbi et, hors de la prise en compte des cadres sociaux urbains, il ne fait pas de doute que leurs clés décisives se trouvent dans les musiques citadines dans leurs diverses déclinaisons, qu'il est justifié d'identifier le chaâbi comme «une musique néo-citadine» qui emprunte et subvertit en même temps les corpus de la citadinité. Contrairement à ce qu'écrit Bachir Hadj Ali, le chaâbi devrait donc s'entendre d'abord par son répertoire qui seul autoriserait de penser les tensions entre les legs citadins et l'innovation dont l'organologie, en particulier, porte clairement trace. Ce qu'il convient de relever, sur ce registre, c'est l'appartenance des textes du chaâbi au champ du «melhoun», où la licence poétique croise la transgression grammaticale, qui fédère et module les expressions et les formes musicales des terroirs aux médinas. Corpus poétique transversal, le «melhoun» dans ses déclinaisons constitue, bien plus que le mouwashah ou le «zadjel», l'un des marqueurs majeurs de la créativité des sociétés maghrébines et algérienne singulièrement.
Dans le creux des mobilités vécues et subies par la société algérienne sous le choc colonial, le «melhoun» aura sans doute été l'un des passeurs identitaires les plus féconds qui a subverti les contraintes de l'urbanisation coloniale et autorisé l'émergence de nouvelles formes d'expression comme le chaâbi ou, sur un autre registre, ce qui est connu comme la «chanson oranaise». Au plan de la mélodie, la première notation est que le chaâbi s'inscrit bien dans les normes de la musique monodique, caractéristiques des musiques citadines algériennes, et dans la tradition du «ghina» puisqu'il appelle systématiquement le support poétique. Il reste qu'il se distingue des musiques citadines par la place décisive du «med'h», chant sacré. Toutes déclinaisons, égales par ailleurs, le «med'h», plus particulièrement le «med'h ennabaoui» consacré à la figure du prophète de l'islam (Qssl), renvoie aux interjections d'acteurs sociaux dans le mal-être existentiel, qui en appellent à la clémence et à la miséricorde divine; il est en résonance avec la fonction de «valeur refuge de l'islam» relevée par les historiens et les anthropologues du Mouvement national en Algérie.

L'aggiornamento «Mahboub Bati»
Il est difficilement contestable que le chaâbi fondateur «casbaoui», celui de Nador, El Anka, Mrizek, Menouar, Hadj Bouchiba et des continuateurs H'ssissen, Khelifa Belkacem, Bourahla, Mekraza, constitue la référence et le modèle incontournable du chaâbi en Algérie, comme il convient de prendre en compte, sans tomber dans une forme de lyrisme populiste, les caractéristiques sociologiques de ses premiers publics qui rassemblaient effectivement des acteurs du déclassement, de la précarité, voire de la marge. L'histoire du chaâbi et de son émergence casbaouie est aussi, même si elle ne s'y confond pas de manière mécanique, celle d'une première moitié du XXe siècle marquée par la maturation de la question nationale et de la montée en puissance des thèses indépendantistes portées par le PPA-MTLD. Sans doute, faudra-t-il revenir de manière plus documentée sur la séquence de quasi-révolution copernicienne conduite, essentiellement sous les contraintes de la guerre d'indépendance, par l'auteur-compositeur Mahboub Bati et reposer les questions décisives des filiations et des bifurcations par rapport au chaâbi.


Les figures emblématiques de l'après-indépendance - El Ankis, Hssen Essaïd, Laâchab, Zerbout, Ammar Ezzahi, pour ne citer que ceux-là - ont porté les paroles et les mélodies de ce créatif hors normes, passeur d'une extension du chaâbi vers de nouveaux horizons. Le chaâbi, miroir sensible et lancinant des mouvements de la société algérienne continue de l'interpeller, à partir de Mostaganem, Jijel, Annaba, Béjaïa, Constantine, Souk Ahras et d'autres lieux, sur l'invention esthétique du lien national.


Par Pr Abdelmadjid MERDACI ( source l'expression)
Cet article reprend largement l'introduction de l'ouvrage «Les Compagnons de Sidi Guessouma» à paraître aux Editions du Champs Libre.

Notes:
1 - Hadj Ali (Bachir): «El Anka et la tradition Chaabie» In Collection Alger Républicain
2: - Fr Sari (Djilali) Consultable sur le Net
3:- Bencheneb (Rachid): «Le mouvement intellectuel algérien à la fin du XIXème et au début du XXème siècle» in Revue française d'histoire d'outre mer 1983
4: - Djeghloul (Abdelkader) «Eléments d'histoire culturelle Algérienne» ENAL 1984
5: Bachatarzi (Mahieddine) «Mémoires» SNED 1969
6: Pr Merdaci (Abdelali): «Omar Sammar-Romans feuilletons- 1893-1895» Medersa Editions
7: Dib (Mohamed Souheil) «Les trésors enfouis du
melhoun» ANEP 2015

Tag(s) : #CULTURE
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