Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Le code secret de Lounis Aït Menguellet ou psychanalyse de Monsieur Ptyx chez Docteur Lounis
Djamel Laceb. Enseignant

Bien mal armé académiquement pour entamer une quelconque critique, il s’agira ici d’une lecture personnelle, loin de tout logiciel et parfois même de toute logique.

Il y aura, je l’espère, de l’humour, de la fantaisie, c’est certain, et beaucoup de correspondances, souvent maladroites et gauches, ou «tirées par les cheveux», selon ce qu’il vous plaira. Dès lors, j’entamerai le propos avec cette anecdote : revenant de la cérémonie de remise du titre de Docteur Honoris causa décerné à Lounis, je devais expliquer à ma grand-mère ce qu’il en était. Elle s’exclama ébahie : «Ne savaient-ils pas, ces lettrés, qu’il a, de tout temps, été docteur ?» Puisque ses poèmes furent un baume et une médication depuis les premières notes, depuis les temps anciens des «Chanteurs du futur».

Docteur depuis toujours, le médecin malgré les académies ordonnance 7 titres en 2017, persiste et signe sur la jaquette même de l’album (baume ?) en arborant une chemise d’un rouge criard, couleur composée de responsabilités intrépides et d’esprit assumé.
Il faut relever un premier mystère !

Les nouveaux succès de l’artiste plaisent rarement à la première écoute. Il faut tendre l’oreille, prêter attention, se questionner, disséquer, réécouter, sonder, se concentrer pour prétendre saisir le son et son sens et parvenir à la clarification nécessaire à la compréhension qui permet d´apprécier la profondeur des textes et leur goût anachronique, qui vous submerge comme un souffle venu d’antan.

La poésie de Lounis n’est pas simple et encore moins anodine : elle a l´exigence des fruits qui requièrent maturation pour dégager leur arôme et nous griser de leur flagrante fragrance comme certains goûts nécessitant un long apprentissage, à l’exemple de l’huile d’olive qui demande une décantation chronophage, de certaines viandes fumées séchées, de quelques fumeux fromages ou de quelques nectars de la divine vigne.

Dans notre imaginaire à tous, c’est l’archétype de l’ancêtre qui prend la parole, alors cette dernière doit être sans failles, belle, sensée, magique, presque sacrée. Après un demi-siècle de métier et alors qu’on attendait le sage Confucius, voilà Tchouang-Tseu rajeunissant presque naissant, enfantin, qui débarque pour chanter la vie, l’amour, la jeunesse et la résilience.

Tudert-nni (avec une petite erreur qui en dit long, avec ou sans trait d’union… lapsus calami pour nier qu’il s’agit de sa vie). Fallait-il dire Tudert-iw et écrire Tudert-nni au risque de déplaire aux philosophes qui de tradition n’aiment pas le «je» ? La modération, effectivement, clame partout qu’elle n’affectionne pas le moi… tout en s’en sustentant pour échafauder toute science.

C’est certainement sans prétérition et avec la modestie proverbiale qui le caractérise que Lounis opte pour «cette vie» au lieu de «ma vie» qui serait pris pour de la prétention, même si l’envergure du maître a droit à une spécification de loin méritée. Ainsi donc, ce nouvel opus commence par «Ak-Awix», (Je t’emmène) et l’excursion commence. Excursion en dehors de notre zone de confort et surtout aux tréfonds de soi !

Tudert-nni

Authentiquement prophylactique, cette chanson devrait être remboursée par la sécu ! Maintes fois accablé, ce titre opéra comme un véritable baume apposé sur mes blessures. Son écoute procure un apaisement que la voix profonde et grave de l’artiste explique un tantinet mais pas que… il y a toute cette profusion de réminiscences qui deviennent rassurantes puisque… communes. Une basse profonde semblable aux éclats entendus dans l’utérus et qui étaient les battements du cœur de nos mères rajoute de l’envoûtement à une mélodie déjà très lénifiante. Il se pose à chaque fois un problème de conjugaison : qui parle à qui ?

Ici, c’est, formellement, une espèce de sur-poète qui, au-dessus des colères ennuyeuses et harassantes de l’homme accablé de médisances, de rumeurs, de diffamations et de procès d’intention, tend la main pour un bond dans une psyché aux aptitudes thérapeutiques avérées.

Socrate disait qu’«une vie sans introspection ne vaut pas la peine d’être vécue» parce qu’un auto-examen coûtera toujours plus que d’épier les écarts des autres, tout en nous gratifiant d’une élévation prométhéenne ! Sachant que l’enfer est en nous, les peines que peut s’infliger un poète sont infinies, à condition de traverser le Styx… de son vivant !

De survivre à ses blessures pour en gommer les cicatrices. Ce voyage orphique commence par les blessures au gros orteil comme dans La marche de la perdrix, de Baya Hachi. La neige, le froid, nos mères martyrisées aux champs et dans les ménages et qui courageusement continuaient à subvenir à nos caprices. La montagne, celle qui, d’après Ovide, aide à renverser les dieux, enseigna au poète et à tous ceux de sa génération la meilleure façon d’avancer : tête haute, fier sans craintes et sans reproches !

Une deuxième halte s’impose aux sons des tambours qui valaient chacun un village. Tambours de Saint-Arnaud ou de Pélissier, de Randon ou de Bandier, ils tissèrent les jours et les nuits de motifs horribles, criminels, monstrueux et inoubliables. Frayeurs vécues qui laissèrent sur l’aède une fascination pour les armes qu’empilait son oncle M’barek At Menguellet, l’armurier du FLN. Tentation s’avérant, en 1985, fort onéreuse, car réglée avec ce que l’homme a de plus cher : sa Liberté. La belle Timekḥelt, celle qu’on maquille au khôl comme une mariée… belle et létale, comme la Nue pour qui le maître alla quérir des larmes chez Charon dans «l’aboli bibelot» cher à Stéphane.

Bien armé, le poète ! L’autre histoire, celle qu’on cache, celle que certains voudraient ne pas avoir vécue et qui est leur pourtant, notre histoire, écope de deux couplets pour montrer la mesure du désastre la monstruosité de la Dystopie ! Les rimes en EB sont à relever, car à chaque fois qu’elles reviennent dans ce texte ou dans les autres, ce sera pour marquer la même dystopie.

C’est le marqueur d’un cauchemar vécu. Comment transformer le rêve de générations de résistants (Tajaddit), le rêve des «Damnés de la terre» qui regardent poindre l’«Aube» tant attendue et assistent à l’extinction de l’astre du jour par des aspirants prophètes ! L’autre histoire, celle des perdreaux, cireurs de chaussures qui firent de leurs boîtes des feux de joie. Perdreaux récurrents chez Lounis qui en parlait déjà dans les années d’or comparant leur pauvre nid d’orphelins avec la maisonnée du chasseur ayant capturé la mère ! Chaque oisillon discourait sur le sens de la liberté sans sa mère ?

Comme l’autre qui roucoulait de Stockholm sur la justice sans la mère. Que faire d’une indépendance sans notre mer originelle, notre océan de legs culturel, notre identité ? A noter aussi le banjo qui aide dans cette entreprise de transport vers La Casbah, Alger la Blanche… En cinquième position, vient l’amour. L’auteur utilise le terme Ẓur qui renvoie au pèlerinage religieux aux Lieux saints.

Au sortir de l’enfance, aux sources de l’émerveillement, un poème venant du cœur allant aux cœurs, envahissant les âmes et même l’ombre du poète n’y échappe pas dans un clin d’œil au collègue Brel (l’ombre de ton ombre…). Brel qu’il évoquera encore une fois plus tard dans une autre composition. Et ce rang de cinquième qui symbolise en Kabylie, la fratrie sied très bien à l’hommage rendu à sa compagne et à ses enfants avec la délicatesse et la pudeur coutumières que j’espère ne pas avoir heurtées en les soulignant.

En dernier, revient le début comme toujours… le début du chemin il y a un demi-siècle. Au milieu des autres rêveurs, venus chanter leurs espoirs, il ne savait pas qui survivra aux modes, aux technologies, aux médias, aux médisances. Une seule certitude, c’est que tout ce beau monde aura fait une avancée vers l’aurore, un prélude à l’«Aube des damnés» qui émancipe. Où est le code dans tout cela ?, me diraient certains amis. Eh bien déjà, voici une clé : le Septuor de Mallarmé que beaucoup auront déjà deviné.

Ce poème comporte sept parties : six «épisodes» mémorables et un refrain que l’on peut assimiler avec l’Acewiq introductif. Cet album comporte sept titres comme beaucoup d’autres, surtout parmi les derniers ! Cette façon d’écrire en insérant des enchâssements à la poupée russe évoque, à n’en pas douter, l’encodage des poètes anciens qui voulaient inventer une nouvelle théologie après la fameuse mort annoncée par Nietzche… Mais ce n’est qu’une première clé… il y en aura d’autres tout au long de la suite de cette concoction composée de six autres sublimes chansons !

Taqsiṭ Nniḍen

Dissection d’une Dystopie. Comment un rêve devient cauchemar ? D’abord il parle de nous puis d’eux. Nous avons commencé par rêver grand et on se retrouve sur peau de chagrin qui de jour en jour rapetisse. Contrairement à l’idée admise, ce n’est pas de son public qu’il parle, mais de notre espace de vie, du territoire géographique que nous nous assignons en perspective. Lounis nous montre la possibilité d’un chemin mais ardu. Un chemin qui monte comme celui de nos montagnes qui, affirme-t-il, ont fini leur mission en 1962 (laɛnaya n wedrar tewweḍ).

Les autres à qui nous avons donné plein pouvoir ont trahi avec la bénédiction des nôtres qui seraient des en… (wid umi yefsi wagus) puisque ceintures défaites… admirons son art de dire des «énormités» sans froisser les oreilles réputées chastes de son auditoire !

Le diagnostic posé est imparable : naïfs, atteints de superstition, de bigoterie, de procrastination de crédulité, la diaspora de nos frères ne saurait ni ne pourrait se fusionner sur cette maigre étendue, fusse-t-elle brodée par Elissa ! Quelques images : la tour. La Grande Zigourat. Construction humaine admirable pour sa hauteur sans qu’on ne parvienne à appréhender ses fondations gigantesques !

L’image du triton de Poséidon rival d’Athéna Déesse de l’intelligence est clairement évoquée quand le peuple offre la fourche du pouvoir au tyran (Tazzert) ! La composition se termine sur l’ingratitude de l’ébranleur du sol, de ceux que nous sauvons à chaque fois et sur l’amer constat d’une hybridation bien entamée.

Waggad-iw

Il pardonne aux vociférateurs qui n’auront gaspillé que de l’eau (salive) tout en les rassurant que le bocal est sauf ! Le bocal symbolise ce qui nous unit, notre langue, notre culture, notre kabylité !

Hommage à tous ses fans. Il raconte le plaisir des rencontres, son désir d’écouter et sa joie d’être entendu. Le partage des rêves, des nuits, des angoisses, le souvenir des disparus et le vœu de vivre, de profiter du peu qui reste, car les cheveux blancs s’installent si vite à l’insu des miroirs complices du mensonge qui nous promettent une éternelle jeunesse.

«Demain sera un autre jour !», disait toujours Scarlett O’hara dans Autant en emporte le vent et Lounis semble reprendre cette devise, qui a aidé à traverser les affres de la guerre de sécession, à son compte. Il dit à tous ceux qui partagent ses idées et qui attendent du nouveau de ne jamais perdre espoir et de continuer à contribuer dans l’édification de ce grand métier à tisser qu’est notre culture.

Le cinquième élément

Un par un, les quatre éléments sont cités dans un ordre qui va du plus subtil au plus préhensible. L’air qui symbolise aussi le «Souffle fécond» dont parle Aït Feroukh, est en premier car le poète sait qu’il apporte la vie et aussi la mort. L’air fait vibrer les fils de sa guitare et ses cordes vocales. Il pousse les voiles des bateaux sur les eaux …

L’eau ensuite sous toutes ses formes, dans toute son importance est décrite dans la soif et dans la satiété. L’auteur parle surtout des abjections de l’homme ou tout simplement de la pollution et du manque de considération que nous montrons devant cette source de vie !
Le feu qui nous accompagne dans nos joies et dans nos longues veillées. Le feu, connu et craint depuis l’enfance enfin dompté, car aujourd’hui, l’énergie est dans les murs ou dans les fils.

La terre généreuse et nourricière souillée par l’homme qui de tout temps lui crache dessus, tout en sachant qu’elle aura le dernier mot, puisque c’est elle qui accueillera nos dépouilles… en passant le poète dit qu’il se raconte (Ennan segs…) que c’est de terre que fut façonné le premier homme…

Et puis il y a le cinquième élément, non pas celui des derviches, mais le vrai, celui que célèbre le poète dans cette chanson : la Musique ! Les arrangements de celle-ci sont de loin les plus aboutis, une véritable leçon de mélodie et d’accord !
Elle se termine sur une explosion eschatologique qui de près est suivie par une aube nouvelle reconnaissable grâce aux oisillons qui recommencent tout, brûlant à nouveau leurs boîtes de cirage !

Il y a des jours !

C’est le moment de donner une autre clé du code : interactivité ! Ecoutez bien, Lounis ne prononce pas les terminaisons dans le prélude. Il dit sla au lieu de slam, sarra au lieu de saram, axxa au lieu de axxam… il laisse le soin au cerveau de l’auditeur de continuer, de deviner la suite. C’est un procédé courant en peinture où le pinceau, à dessein, laisse des détails se fabriquer d’eux-mêmes dans l’œil du regardeur ! En poésie aussi le procédé est connu, une des chansons de Renaud en est un exemple typique, car il prend un malin plaisir à prendre son auditoire à contre-courant. Très agréable et très stimulant exercice, c’est la première fois qu’il se fait sur une poésie kabyle à ma connaissance.

Cette invitation à être un peu l’auteur du poème qu’on écoute participe à la théorie que développe l’auteur dans ce texte d’apparence facile. Au début, on peut avoir l’impression qu’il s’agit de défendre un quelconque déterminisme ou la préexistence d’un destin, mais, très vite, Lounis nous invite à être les auteurs de notre récit de soi, en essayant de vivre au mieux avant l’inéluctable fin !

Un ami me disait qu’il est dommage que cette composition se termine sur une note aussi pessimiste, car plusieurs fois vers la fin, c’est le mauvais jour qui est seriné, ce qui n’est que l’exact reflet de la vérité peut-être la seule : la finitude de toutes les choses, l’extinction des feux, des étoiles et toutes les constellations, l’abolition des bibles, l’inanité sonore.

Tayri

Puisque en étudiant un poème, en essayant d’en décrypter les codes, il faut aussi étudier l’assemblage incessant du son et du sens, je vous propose une autre clé : durant tout ce morceau le son ORF est décliné dans toutes ces variantes et significations. Cette allitération heureuse est à rapprocher avec Orphée, oui déjà évoqué plus haut, mais pas que… car ici aussi il s’agit d’un voyage et d’une rivière traversée par l’auteur. Il invite même l’auditeur à venir traverser crânement (zgerd i wassif).

Voyage intime dans l’enfer intérieur tel qu’expliqué dans Tudert-nni, la fameuse introspection de Socrate. Et si Orphée en est revenu avec deux nouvelles cordes à sa Lyre, Lounis revient avec deux syllabes en plus à nos vers et ainsi tuer le mètre !

Par mètre, j’entends la mesure traditionnelle du poème kabyle qui s’en trouve ainsi greffée d’un iambe infernal mais bizarrement beau, non dissonant et sans hiatus. Il dit lui-même que c’est là le travail de l’amour (Lxedma n Tayri). Cette atteinte à la sacro-sainte métrique ressemble à la fameuse «exquise crise» de 1897 de Mallarmé quand naquit la poésie libre sans rimes ni mesures mais poésie Kamim !

Et si Lounis prend à témoin les constellations (Agur d yitran) ce n’est pas fortuit, aussi tout indique que c’est le fameux Septuor éclairant de sa faible lueur la crédence vide du Ptyx. Lounis avertit que tout ce qu’il dit est déjà énoncé par ses prédécesseurs où l’image de Brel profile avec cette allusion, à peine voilée, à «Au suivant». (Ad yeǧǧ amkan) ; (Akka i tid ennan).

Temẓi

Le retour à l’enfance après les cadavres exquis de la crise eschatologique. Un œil d’enfant plus tendre mais plus fragile apportera une nouvelle vision des choses. Foire aux paronomases, à la tautophonie recherchée, assonances et autres figures de styles.
Buden/. Cuden. Huden / Ḥuden. Susmen/ Usmen. Etc.

La déjà citée rime en EB : Qreb/ Xreb/ Kdeb… toujours dans des occurrences malheureuses.
 L’auteur s’amuse tout en invitant à faire de même : il donne un seul exemple.
Il dit une première fois «griɣd di lɛasker», ce qui veut dire je me retrouve militaire engagé. En répétant, il rajoute un son presque inaudible et ça devient rewlaɣ-d si lɛskar, ce qui veut dire je me retrouve déserteur…

Il suffit à chaque fois de déplacer une consonne, une voyelle pour apporter un nouveau sens :
Exemple : «Mi cennuɣ fellas ttɛadiɣ tilas»… joué devient Mi cennuɣ tulas ttɛeddiɣ… ! lol … non ? Ah bon ! Pardon...
Akkeni neɣra... Joué devient Akkeni nerɣa ! lol… non ? Ah bon !

Comme nous y invite Lounis, souvenez-vous des jeux de notre enfance et vous comprendrez ! Puis voici poindre à l’horizon non pas le terme d’une vie, mais le réveil sur une nouvelle réalité, car si chaque jour est un pas vers la fin, c’est aussi un jalon vers l’éternité ! Heureux qui comme… Lounis ! Longue vie l’artiste.

 
Djamel Laceb ( source El-watan)

Né à Souk Ahras en 1969. Enseignant de physique au collège de Ouacif Tizi Ouzou jusqu’à 2009. Directeur de collège jusqu’à 2016. Inspecteur d’enseignement moyen en administration à ce jour. Scénariste (meilleur scénario Festival du film amazigh d’Agadir 2009). Traducteur (Le Sommeil du juste, de Mammeri, en tamazight).

Tag(s) : #CULTURE
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :