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AHMED-BEY ET ABDELKADER : L’IMPOSSIBLE UNION NATIONALE
AHMED-BEY ET ABDELKADER : L’IMPOSSIBLE UNION NATIONALE

Dès le début de la conquête coloniale française, la résistance ne consista pas seulement à tout faire pour chasser les nouveaux envahisseurs. Dès l’origine, elle mit au jour différents projets nationaux antagoniques.  Parmi eux, ceux qui sous-tendaient les résistances d’Ahmed-Bey, le bey de Constantine, et de l’Emir Abdelkader.  

La restauration du royaume d’El Djazaïr

La résistance à la conquête, pour héroïque et permanente qu’elle fut tout au long des 132 ans de colonialisme, affichait dès le départ des conceptions antinomiques pour l’Algérie « postcoloniale ». Ainsi, pour ne parler que de celles-là, les rivalités qui apparurent entre Ahmed-Bey et l’Emir Abdelkader, et qui empêchèrent une «union sacrée» contre l’occupant français, ne résultèrent pas de la volonté pour chacun d’entre eux d’avoir le leadership sur la résistance. Ce que la propagande coloniale affirma. Le différend fut beaucoup plus fondamental. Il avait trait à la conception de l’Etat et de la Nation une fois chassés les envahisseurs.

 Pour Ahmed Bey, le bey de Constantine, la résistance, qu’il opposa aux forces coloniales, dès juillet 1830, devait permettre de restaurer le royaume d’El Djazaïr tel qu’il fut à la veille de la prise d’Alger. Il s’agissait d’instaurer un régime, dont il serait le Dey et de maintenir la suzeraineté avec le sultan de Constantinople. En d’autres termes, de rester dans la « maison commune ottomane ». Dans ces conditions, un rôle important continuerait d’être joué par les janissaires turcs et les raïs, même s’il envisagea d’ouvrir son diwan aux chefs de tribus locaux (il nommera comme « Premier ministre », Ali Benaïssa, un kabyle).

Il fut d’ailleurs significatif que les soutiens recherchés au cours de sa résistance soient essentiellement le bey de Tunis ou le sultan de Constantinople (Istanbul) et jamais celui d’Abdelkader et de ses partisans.  Tout au long de sa résistance, où il reçut cependant le soutien, plus ou moins aléatoire, de nombreuses tribus et grandes familles algériennes (les Bengana[1], Mokrani, Ouled Achour, Ouled Azzedine), – souvent récalcitrantes et rivales, qui espéraient garder leur autonomie et leurs pouvoirs sur les territoires tribaux et leurs ressources fiscales -, il garda attache avec le sultan de Constantinople.

Celui-ci lui promit des renforts et l’invita à ne pas traiter séparément avec la France sans le consulter. Ahmed Bey prit cet engagement.  Cependant, il eut beau harceler les autorités ottomanes de courriers pour un soutien effectif à sa cause, il n’eut rien de concret en retour. Il eut beau espérer l’arrivée de la flotte turque à son secours, jamais elle n’arriva. Pis, le sultan s’abstint même de reconnaitre à Ahmed Bey le titre de Pacha, – dont il s’était doté lui-même pour marquer son désir de maintenir la Régence -, qui devait symboliser son choix et sa fidélité à l’empire ottoman.

De fait, à cet instant, la « Sublime Porte » était elle-même en proie à de graves difficultés politiques et économiques internes, et soumise aux intrigues incessantes que menait la diplomatie française pour isoler la Sublime Porte en Europe. Elle ne pouvait donc plus rien pour Ahmed Bey. Au point que, lorsque sentant la fin de sa résistance, Ahmed Bey songea à se retirer à Istanbul, la Sublime Porte ne fut guère disposée à le recevoir.

Dans ces conditions, la tentative de restauration du royaume d’El Djazaïr ne pouvait aboutir qu’à un terrible échec, malgré une résistance héroïque, notamment lors des deux batailles de Constantine, au cours desquelles Ahmed Bey se révéla un immense chef qui sut galvaniser ses partisans face aux troupes coloniales françaises. Il gagna la première bataille en 1836, face à Clauzel, et perdit la seconde, face à Damrémont, qui mourut cependant devant Constantine le 12 octobre 1837, soit la veille de sa chute.

Bien qu’ayant écrit à son adjoint Benaïssa : « Si j’avais à choisir entre faire alliance avec l’Emir Abdelkader pour combattre les Français, ou faire alliance avec la France pour combattre l’Emir Abdelkader, je préférerais encore faire alliance avec les Français ! », Ahmed Bey ne collabora jamais avec les forces coloniales. Il continua vaillamment la lutte, notamment dans les Aurès, jusqu’au 5 juin 1848, date de sa reddition[2]. Il n’empêche, sa rivalité avec Abdelkader, tout autant que les trahisons du Bachagha Bengana[3], ou du Bachagha Ahmed El Mokrani[4], dès le lendemain de la chute de Constantine, furent décisives.

Cette intransigeance aura privé, une fois de plus, l’Algérie d’une unité d’action qui eut probablement changé le cours de l’histoire. Il est vrai, cependant, qu’il était difficile de concilier les projets nationaux portés par chacun de ces deux leaders. Mahfoud Kaddache, le grand historien algérien, en fut convaincu : « deux conceptions différentes de l’organisation de l’Algérie s’opposaient, celle d’une continuité de la Régence, soutenue par Ahmed Bey, et celle d’un nouvel État incarné par Abdelkader. [5]»

L’édification d’un État-nation algérien

 En effet, le projet national de l’Emir Abdelkader était complètement différent. Pour lui, à travers la résistance, il s’agissait de rompre avec toute suzeraineté : celle de la France, bien entendu, mais aussi celle de l’empire ottoman. Selon l’Emir, Ahmed Bey ne pouvait être un allié qu’à condition de «cesser de croire à la résurrection de la Sublime Porte.»  Sa position était donc on ne peut plus claire. Il avait la volonté de construire un Etat musulman et une nation unie et indépendante. En matière d’indépendance, ses modèles furent davantage Massinissa et Jugurtha, plutôt que les deys de la Régence.

Conscient de l’importance de l’organisation tribale, et de ses contradictions, il dira que « chaque tribu est à la fois une nation, un sultanat, une royauté, un gouvernement… mais, incapable de se dépasser et prendre conscience de la menace qui pèse sur elle et sur les autres tribus… Ce qu’il faut, c’est additionner les forces au lieu de les neutraliser les unes par les autres… faire front pour protéger la terre des ancêtres et faire triompher l’Islam. »

Pour ces raisons, il était conscient du long chemin à parcourir pour construire une nation viable. «Il a fallu, dira-t-il, de nombreux siècles, une multitude de guerres tribales à la France pour arriver à réaliser l’unité de sa nation. Elle a dû recourir à un pouvoir fort… à une armée capable d’étouffer toute velléité de sécession… Et chez nous, que pouvons-nous faire quand le centre de décision se situe au cœur de chaque tribu, que tout est basé sur le rapport des forces issues d’alliances sans cesse remises en cause, souvent rompues dans des fleuves de sang, des razzias à tout bout de chemin quelque peu dangereux. »

L’Emir n’attendit pas la fin des hostilités[6] pour mettre en œuvre ses propres conceptions étatiques. Son système de gouvernement fut simple. L’Emir, qui renoua à la fois avec les gouvernances berbère (tajmaïth) et musulmane (choura), s’entoura d’une assemblée composée des chefs de tribus et des oulémas (le Majliss des docteurs de la loi), à laquelle il soumit les grandes décisions à prendre. Il l’avait d’ailleurs écrit à Louis-Philippe : « Tu dois savoir qu’aucune mesure n’est valable si elle n’est sanctionnée par l’approbation du peuple. »

Il délégua des pouvoirs étendus aux membres de son gouvernement. Les fonctionnaires étaient rétribués par l’Etat. « Le contrôle populaire limitait les abus : des crieurs publics lisaient dans les tribus, sur les marchés, des proclamations de l’émir invitant les gens du peuple à s’adresser à lui, s’ils avaient à se plaindre des agents de l’administration ou de la justice. »

L’Algérie fut divisée, en tenant compte des tribus, de leurs conditions et données historiques (il supprima les tribus makhzen instaurées par la Régence), en huit khalifalik, comprenant chacun plusieurs aghalik, eux-mêmes divisés en caïdat. Pour mettre fin aux rivalités tribales et consolider l’unité du pays, les khalifas étaient choisis par l’Emir parmi les chefs les plus prestigieux. Ceux-ci devaient prêter serment « sur (le Sahih) le livre sacré de Sidi El Boukhari[7] ».

Fonctionnaires d’autorité de l’Etat, les khalifas disposaient d’un pouvoir considérable : judiciaire, militaire, économique (régulation des marchés) et fiscal.  Dans ce cadre, les aghas s’occupaient de la police, de la collecte des impôts et du contrôle des caïds.  Chaque caïd administrait une tribu : il en assurait la sécurité et y répartissait l’impôt. Enfin, dans la guerre, au côté du cheikh traditionnel, le caïd commandait la cavalerie de la tribu.

L’Emir Abdelkader accorda une attention particulière à l’organisation économique et financière de « son État », ainsi qu’à la culture. Comme son modèle Massinissa, il créa les meilleures conditions pour le développement de l’agriculture, la grande victime de la répression coloniale. Il favorisa aussi le développement des activités liées à la défense : fabrication de la poudre et des armes. Il fit également beaucoup d’efforts pour promouvoir le commerce extérieur, notamment en direction du Maroc et de l’Angleterre. Résultats : en matière agricole, dès 1839, il disposait de deux années de réserves en céréales ; une fabrique de canons (Tlemcen) et une manufacture d’armes (Miliana) furent établies ; des ateliers textiles, des armureries et des selleries fonctionnèrent dans chaque khalifalik.

Cependant, malgré quelques échanges avec le Maroc et l’Angleterre, le commerce extérieur algérien fut bloqué par les Français. En matière financière, l’Emir organisa scrupuleusement le système des recettes et des dépenses publiques.  Le système fiscal devait, à la fois, assurer les besoins nécessités par la guerre et favoriser le développement économique des tribus. Celles-ci étaient toutes soumises à quatre impôts principaux.

El Achour correspondait à un dixième des récoltes. Il était collecté au moment des moissons. La Zakat correspondait à un impôt sur le bétail (1% sur les ovins, 1/30 sur les bovins, 1/40 sur les camelins). La Maouna était un impôt, en principe monétaire, décidé par l’Emir pour des besoins urgents (notamment pour la résistance). Les khalifalik pouvaient le percevoir en argent ou en nature (marchandises ou bétail). Enfin, la Khtia correspondait aux amendes infligées, le cas échéant, aux tribus en cas de faute collective. Tous ces impôts étaient affectés aux seules dépenses publiques à usage militaire ou civil.

Dans le domaine de la culture, l’Emir axa son effort sur la scolarisation, la publication et la conservation des livres. Il favorisa la création d’écoles animées par des taleb (enseignants) percevant un traitement régulier. Celles-ci se développèrent dans les villes comme dans les campagnes. L’enseignement gratuit y était concentré sur la lecture (principalement du Coran), l’écriture et l’arithmétique.

Ensuite, les élèves les plus doués pouvaient poursuivre leurs études dans les mosquées et les zaouias où ils recevaient un enseignement en histoire, en théologie et en rhétorique. Cette politique d’éducation populaire fut pour l’Emir une telle priorité qu’il la résuma en ces termes : « Encourager l’instruction apparaissait tellement primordial à mes yeux qu’il m’arriva plus d’une fois de faire grâce à un criminel d’une condamnation à mort, pour la seule raison qu’il était taleb. »

Mais, pour assurer cet enseignement encore fallait-il qu’il y ait des livres. Ce fut sa seconde priorité. Il veilla à la construction et à l’organisation de bibliothèques où la conservation des livres et autres manuscrits serait assurée. Il fonda lui-même l’une d’entre elles et invita les Algériens à collecter des livres de valeur pour les y déposer. Cette réalisation fut cependant détruite par les troupes coloniales.

Ainsi, en s’engageant en si peu de temps, et tout en combattant, dans la construction d’un Etat digne de ce nom, l’Emir Abdelkader visa tout autant la préparation de l’indépendance nationale que la protection des tribus et l’amélioration du sort des populations. En remplaçant les féodalités héréditaires par des chefs populaires, et en associant les populations, à travers leurs représentants, aux grandes décisions du pouvoir, l’Emir Abdelkader posait des jalons essentiels pour l’avenir de la nation algérienne. Las, la prise de sa Smala[8] et sa reddition au Général Lamoricière le 23 décembre 1847, ne lui permirent pas de poursuivre son action.

Dès lors, à partir de 1848, ni le projet « national » d’Ahmed Bey, ni celui de l’Emir Abdelkader, en construction, n’aboutirent. Pour autant, loin de s’arrêter, la résistance s’organisa et se développa, sous diverses formes, dans tout le pays, jusqu’à un certain premier novembre 1954 …

[1] La mère d’Ahmed Bey était une fille Bengana, son père un Turc.

[2] Il mourut en captivité à Alger le 30 août 1850. Son corps repose à la zaouïa de Sidi Abderrahmane (Alger).

[3] Le Bachagha M’Hamed Ben Bouaziz Bengana, parent de sa mère, fut logiquement à ses côtés lors des deux batailles de Constantine. Mais, il le trahit dès 1839, pour faire allégeance à la France, alors même qu’Ahmed Bey poursuivait le combat. Le Bachaga sera alors un serviteur particulièrement zélé et cruel du colonialisme.

[4] Dès 1838, le Bachagha Ahmed El Mokrani fut intronisé Khalifat par … les autorités françaises.

[5] Pour plus de détails, voir Mahfoud Kaddache, L’Algérie des Algériens, éd. EDIF2000, Alger 2003.

[6] Pour plus de détails sur la résistance à la colonisation, voir Smaïl Goumeziane, Algérie : l’Histoire en héritage, éd. EDIF2000, Alger 2011, pages 247 et suivantes.

[7] Le Sahih d’El Boukhari est le recueil authentique des hadiths du Prophète Mohammed.

[8] A cet instant, l’Emir combattait depuis plus de 15 ans les troupes de Bugeaud, avec une douzaine de milliers d’hommes, épuisés et sans vivres. Les troupes coloniales étaient alors fortes de 107 000 hommes, soit un doublement par rapport à 1840.

Smaïl Goumeziane, Pour Libre Algérie, mars 2017

Tag(s) : #HISTOIRE
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