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Profondeurs d’un chef-d’œuvre qui n’a pas fini de livrer tous ses secrets 63 ans après sa publication et qui prend de nouveaux sens à chaque époque.

Nedjma est l’œuvre-somme de Kateb Yacine. A l’origine, c’est un poème qui s’est transformé en roman, puis en pièce de théâtre. Publié en 1956, le livre évoque quatre amis, Mourad, Rachid, Lakhdar et Mustapha, obsédés par l’amour qu’ils portent à la même femme, Nedjma. Un mystère plane sur l’origine et la naissance de celle-ci, mystère que peu à peu ils sont amenés l’un par l’autre à découvrir et qui la rend plus insaisissable encore. Le roman est l’objet d’au moins une triple quête : quête amoureuse violente et désespérée pour les quatre compagnons, dont le récit relate les aventures et les mésaventures.

Quête filiale de la part de Si Mokhtar, que l’on pense être le père de Nedjma. Quête symbolique d’identité, Nedjma étant finalement reprise par la loi du clan. Le personnage de Nedjma n’occupe pas dans le roman le rôle actif qu’il a dans l’œuvre dramatique de Kateb. Il se situe ici à l’intersection des discours des autres personnages, il en est le produit. Paradoxalement, Nedjma tient donc toute son importance de sa position de femme recluse : ce personnage récurrent dans toute la production littéraire de Kateb devient, par sa mise à distance, la source de convoitises, de conflits, de désirs antagoniques.

Elle va atteindre une dimension considérable dans le déroulement du roman, prenant un aspect polymorphe et éclatant en images diverses : Femme, Mère, Vierge… La scène du bain constitue dans le roman le paroxysme de la section consacrée à l’étrange séjour du Nadhor. Dans cette chaîne de montagnes, Nedjma est censée avoir été ramenée dans sa tribu d’origine, Keblout. Le chaudron dans lequel elle se baigne est celui dans lequel les morts de la famille étaient lavés. Le scénario du rapt est ainsi mis en place, de façon progressive, par Si Mokhtar après la rencontre arrangée dans une clinique à Constantine entre Nedjma et Rachid, présumés avoir un lien de fraternité. Une fois les trois au Nadhor, dans la quatrième section, le désir de Rachid pour Nedjma devient de plus en plus intense. Rachid assiste au bain que la jeune femme prend à l’ombre d’un figuier. Alors qu’il contemple, dans un état de trouble croissant, le spectacle, il aperçoit un Noir qui, sous un autre figuier, épie Nedjma.

La jeune femme devient dès lors l’objet de regards croisés et rivaux, à l’image de ce qu’elle est dans l’ensemble du roman. «Hérité de père en fils», le chaudron paraît suggérer un lien de  fraternité entre Rachid et la jeune femme. Par ses proportions et son emplacement «sous un figuier», le chaudron confère au personnage féminin une dimension protectrice et rassurante qui peut connoter la maternité. Nedjma n’est-elle pas ramenée au Nadhor pour retrouver ses origines ? Le chaudron peut être vu comme un instrument de purification : telle la Vierge Marie, elle apparaît en majesté, comme une gloire dans son acception religieuse.

Elle sort de son bain, innocente et pure, et cache sa nudité «par l’effet d’une extraordinaire pudeur». Ce geste délicat fait indubitablement songer au tableau de Botticelli, «La naissance de Vénus». Mais, par sa symbolique, cette scène métaphorise la nativité : Nedjma surgit du chaudron ancestral innocente et nue. Ainsi apparaît-elle dans une chasteté d’avant le péché originel. Cependant, contre la fatalité de la naissance romanesque référentielle, l’écriture fonde et impose une nativité poétique du personnage. De fait, dépourvu de parole dans le roman et carrefour des attentions, le personnage de Kateb Yacine prend une nouvelle dimension dans ce passage.

Par l’image de la naissance, elle se met à exister véritablement. Mais c’est sous le regard de Rachid qu’elle prend vie. C’est par le biais de son discours que l’épisode du Nadhor est rapporté, à travers le filtre de sa subjectivité. En effet, Nedjma et «le nègre» n’ont de sens et de réalité que par son discours sous l’effet du trouble de sa conscience. Dès le début, Si Mokhtar semble être exclu de la scène. L’espace ouvert en plein ciel est désormais consacré à Rachid et la jeune femme : «Mais je ne pouvais lui dire qu’il me semblait trahir Si Mokhtar». Cette scène installe par ailleurs le doute, dans la mesure où une série de perceptions illusoires viennent à l’esprit de Rachid, perçu ici comme personnage-narrateur. Nedjma apparaît presque comme un mirage. On précise par ailleurs qu’étymologiquement, le Nadhor où se sont réfugiés les trois personnages est de la même famille que le verbe nadhara  signifiant «voir» en arabe.

Cette montagne apparaît donc comme le lieu d’où il devient possible de voir… En outre, le soleil qui tape, «le figuier (qui) grossi(t) à la chaleur», les «énormes guêpes en état d’ivresse»…, tout paraît former un tableau indistinct, soumis à la confusion des sens, dans l’osmose des éléments : l’eau du chaudron, la terre avec les figuiers, l’air avec «les feuilles et branches survolées par d’énormes guêpes», le feu avec le soleil et la chaleur. Les isotopies mêlées de la vue et du trouble installent la scène dans une dimension onirique. Rachid n’est pas sûr de ce qu’il ressent, même s’il précise qu’il n’a pas rallumé sa pipe (de haschich).

La nature soumise au feu du soleil nourrit l’état d’exaltation alanguie dans lequel le narrateur se trouve, submergé par ses sensations, à la limite de l’hallucination. Ainsi, les métaphores du feu et de la chaleur offrent une image seconde de la jeune femme. Elle suggère une interprétation plus troublante et plus équivoque de sa nudité. En effet, elle évoque le péché originel, notamment par une gestuelle qui est un appel sensuel constant. On voit d’ailleurs la jeune femme, dans les paroles de Rachid, le prier «de ne plus jouer du luth en sa présence ; cela lui rappel(le) son époux». Cette déclaration, à la limite de la séduction, incite en effet Rachid à s’emparer complètement de Nedjma. C’est le regard de Rachid épiant le nègre qui contemple Nedjma et, partant, ses mots, donc l’écriture, qui font de cette dernière un être qui se crée par petites touches sous les yeux du lecteur.

En toute logique, l’isotopie de la vue occupe donc une place primordiale dans le passage et vient appuyer l’écriture du désir, rapprochant ce dernier de l’acception de fantasme. Nedjma semble être de la sorte un être «vide», vierge (même si elle est présente dans le roman depuis la deuxième section et a déjà été maintes fois dépeinte par les protagonistes masculins) sur lequel Rachid projette sa propre vision lascive. La femme est d’autant plus vive, intense  qu’elle est «aiguisée» par le regard plein d’excitation qu’il porte sur le nègre qui, lui-même, paraît dévorer des yeux Nedjma. Rachid, épiant le nègre, se voit lui-même, ce qui instaure une rivalité masculine ambiguë…

Le champ lexical de la vue en témoigne : ce que le jeune homme désire, il le voit. Ce qu’il voit, il le désire… D’où la tentation de voir en Nedjma une créature diabolique, comme pour se dérober à ses propres fantasmes : dans son chaudron (forcément infernal), celle-ci s’ébat, sous l’influence du «démon de la femme». Sa posture manifeste donc un point limite de cette écriture du désir qui trouve dans cette rêverie fébrile son sommet et sa fin comme le prouve la quasi-disparition du personnage dans la suite du roman. La scène du bain semble n’être que l’ultime réalisation d’un long processus fondé sur le dévoilement progressif de Nedjma, jusqu’à la complète nudité.

La femme, enjeu de l’enlèvement, est au centre d’une rêverie voluptueuse, rêverie qui se cristallise sur son corps désirable. Sa nudité trouve son accomplissement éclatant dans ce passage qui s’avère capital et d’une grande poésie : poésie du désir qui transcende, un bref instant lumineux et hors du temps, les normes de la narration classique.

Plus qu’un personnage réaliste, Nedjma est une figure composée dont le rôle structurant dans le déroulement narratif du roman est primordial, ce en quoi le style katébien s’inscrit tout à fait dans le modernisme. Ainsi, le personnage de Nedjma, plutôt signifiant poétique que personnage psychologique, est-il un lieu privilégié où l’écriture recentre le sens : l’œuvre de Kateb Yacine se transforme peu à peu en transgression qui atteint son paroxysme dans la scène du Nadhor où la conjonction d’un protagoniste et d’un lieu permet le triomphe d’une écriture novatrice.

Cette scène en fait éclater le langage dans la mesure où l’irruption de la féminité convoitée s’accompagne d’une richesse poétique qui bouleverse la narration et fait voler en éclats les contraintes de ses normes classiques. Elle est significativement le point culminant d’un roman qui s’est placé d’emblée dans l’avant-garde de la littérature algérienne moderne. 

Mohamed Racim Bougharare ( Source El-watan)

              

 

 

Tag(s) : #CULTURE
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